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Toutoune et son amour, Paris, Albin Michel éditeur, 1919
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TOUTOUNE
et
son Amour
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DU MÊME AUTEUR
Dans la Bibliothèque Charpentier, à 3 fr. 5 o le volume
POÉSIES
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Lucie delarue-mardrus
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TOUTOUNE
et
son Amour
PARIS
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 22
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE *.
tO exemplaires sur papier du Japon
95 exemplaire* sur papier de Hollande
tous numérotés à la presse
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays
Copyright by Albin Michel
1919
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TOUTOÜNE ET SON AMOUR
CHAPITRE PREMIER
PREMIERS SIGNES
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*
3
I
Je suis toute petite. On m’a dit que j’avais
deux ans et demi. Je sais que je me nomme
Charlotte Villeroy, mais on m’appelle Tou-
toune, mot qui vient de toutou, parce que
j’ai Je museau d’un enfant de chien-loup.
Comme je joue depuis ce matin, et pour la
première fois, avec les petits qui habitent
l’appartement au-dessus du nôtre, et que ce
sont deux garçons pas plus hauts que moi,
en robe comme moi, ils m’ont demandé,
voyant mes cheveux coupés et mes mouve¬
ments brusques, si j’étais un garçon ou une
V- -
<v r* x
V
a-
(RECAP)
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TOUTOUNE ET SON AMOUR
fille. J’ai répondu : « Sais pas. » Ils ont dit :
« Va demander à ton père. » Et je suis des¬
cendue toute seule dans les escaliers, pour
poser la question. Arrivée à notre porte, j’ai
cogné, appelé, car la sonnette est trop haute.
Ma bonne est venue m’ouvrir, tout effrayée.
Mais je ne me suis pas arrêtée. J’ai couru,
essoufflée, jusqu’au salon. Maman était au
piano, et papa assis tout près d’elle. J’ai crié,
dans mon langage d’alors :
— T’est-ce-t-il est, Toutoune, papa ? Une
fille ou un narçon ? Les petits l’amis savent
pas, et moi sais pas.
Papa et maman ont beaucoup ri. Papa
m’a prise dans ses jambes. Il me regardait
de tout près, d’un air si sérieux que j’avais
peur. J’ai encore peur de papa maintenant.
Il se moque de moi et me taquine.
Il m’a dit :
— Tu diras à tes petits Tamis que tu es
un garçon encore pour trois ans, et que,
dans trois ans, tu seras une fille.
J’étais déjà dans l’escalier. Je suis remon-
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TOUTOUNE ET SON AMOUR
9
tée très vite ; et, hors d’haleine, j’ai répété
chose aux garçons. Ils ont répondu :
Bien. Ça fait rien. On jouera tout de même
avec toi. »
Voilà le premier fait qui m’ait frappée et
qui soit resté net dans mon esprit. Le reste,
en ce qui concerne cette toute première pé¬
riode de ma vie, se confond dans des nuées
plus ou moins épaisses. Mais dès le berceau,
crois, j’ai senti et j’ai aimé le parfum que
porte maman, j’ai discerné, de plus près,
l’odeur différente de sa joue poudrée, j’ai
compris la douceur des étoffes de ses corsa¬
ges, et, surtout, j’ai vu, comme un trésor
qui brille dans des ombres, la couleur de ses
yeux laiteux, et ses cils brillants qu’on dirait
toujours mouillés et collés par des larmes.
De cet appartement de Paris où j’avais
dors le bonheur de vivre avec mes parents
et où j’ai dû rester jusqu’à environ quatre
ins, il ne m’est rien resté. Seul, le voyage
pii nous ramena ici, au manoir, m’a laissé
.'ans la mémoire quelque chose de saisissa-
>
I
k
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10 T 0 UT 0 UNE ET SON AMOUR
ble, C’est si vague que j’ose à peine essayer
d’en parler. Et pourtant c’est un charme.
Ce}a se compose de bousculades et de berce¬
ments, d’étonnements et d’épouvantes, de
lassitude longue et de distractions fantasti¬
ques, A un moment, cela je ne peux l’ou¬
blier, — j’étais sur lés genoux de maman.
Mon cœur était serré Gomine par une tris¬
tesse Immense, et pourtant, c’était de la joie.
Comme j’étais heureuse !
Ce n’était pas la première fois que maman
me prenait sur ses genoux, bien sûr. Et pour¬
tant, dans mon souvenir, c’est la première
et l’unique fois. Son corsage, où je cachais
ma tête, était peut-être en satin. C’était
lisse. C’était chaud comme un édredon, \
C’était parfumé comme un sachet. Maman
disait :
—• Elle dort...
Je ne dormais pas. J’avais les yeux fermés
pour être plus heureuse. Car d’habitude,
maman ne s’occupait jamais de moi. Elle
était toujours sortie avec papa, et moi toute
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TOUTOUNE ET SON AMOUR II
seule avec la bonne, ou là-haut, chez les
petits amis.
C’était la bonne qui m’habillait le matin et
me couchait le soir. Je ne voyais maman que
par apparitions. Quelquefois c’était dans le
jour. Elle avait toujours un chapeau som¬
bre et une longue voilette noire, derrière
laquelle étaient ses yeux extraordinaires.
Quelquefois, c’était la nuit. Elle devait ren¬
trer du bal. Je me réveillais, et je la voyais
penchée sur moi, brillante comme une fée.
Mais toujours à côté d’elle il y avait mon
père, silhouette sombre dont la présence me
gênait. Puis ils disparaissaient tous deux, et
j’étais longue à me remettre.
Dans ce voyage pour venir au manoir, il
y a encore une sensation qui m’est restée :
être assise au buffet, — je me souviens — de
Serquigny. C’était sur une chaise bien trop
haute pour moi. On avait entassé des cous¬
sins. Nous déjeunions tous les trois. Tout
près de ma petite figure il y avait un huilier
de cristal. Cela brillait et me fascinait. J’étais
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TOUTOUNE ET SON AMOUR
petite, petite, et plongée dans l’ignorance de
tout, dans l’inconnu, dans une terreur sour¬
de et constante, assez délicieuse.
Tout s’efface là. Un an, quand on est en
bas âge, passe comme une éternité.
Je me revois très longtemps après, ici, au
manoir d’où je ne suis pas sortie depuis. A
cette époque, tout y est bien trop grand pour
moi. Mais il y a maman dans la maison et
dans le parc, et je la vois beaucoup plus sou¬
vent qu’à Paris. Je n’ai plus ma bonne, mais
on m’a donnée à la mère Lacoste, qui était
jadis la nourrice de maman, là même mère
Lacoste qui dort dans la chambre à côté, ce
soir.
...Et puis, il y a le jour où je me suis éveil¬
lée dans mon petit lit, et où la pauvre vieille
est venue en pleurant me dire, mettant ses
paroles à ma portée :
— Pâtie, maman. Pâtie... Loin... loin...
Partie ? Pendant que je dormais ?
Dès cette minute, la grande terreur sourde
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TOUTOUNE ET SON AMOWIl
l3
a cessé d’être délicieuse. Cependant je n’ai
pas pleuré, pas questionné. On ne sait pas ce
qu’il y a dans les enfants qui ne disent rien.
La bonne femme a dû penser : « Trop petit...
Ça ne comprend pas encore... » Et elle a con¬
tinué de me soigner gentiment, de son
mieux, comme elle le fait toujours, et j’ai été
la petite fille sans parents qu’on a mise en
nourrice. Seulement j’étais chez nous, chez
moi.-
Je ne sais pas comment c’est venu. Petit
à petit j’ai su que le manoir de Goumeville
nous appartenait, que c’était notre bien, une
partie de la dot de maman, et ma dot future
à moi. La mère Lacoste dit : « C’est ta légi¬
time, ma Charlotte. »
J’ai su cela. J’ai su que papa et maman
voyageaient en Algérie parce que papa est
architecte et qu’il faut qu’il gague beaucoup
d’argent là-bas. C’est le pays de son père et
de «a mère. C’est tout près d’eux qu’il habite
avtec maman, quand ils ne sont pas en tour¬
née dans d’autres contrées de iù-bus. Et j’ai
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ï 4 TOTJTOUNE ET SON AMOUR
longtemps cru que ce grand-père et cette
grand’mère que j’avais en Algérie étaient
des tespèces de sauvages avec des anneaux
dans le nez.
Papa et maman sont revenus, du reste.
J’avais grandi. Ils ont ri en me voyant. Je
devais alors avoir cinq ans à peu près. Mes
cheveux, que la mène Lacoste avait laissés
repousser, formaient déjà deux grosses
nattes sur mon dos.
J’ai des cheveux épais comme l’herbe de
juin, et qui siéront très longs. Mais ils sont
d’une couleur qui n’en est pas une. On ne
sait pas si c’est blond, si c’est gris, si c’e3t
jaune. Cela a plutôt la couleur du foin.
C’est sec et lourd autour de ma figuile, et ça
ne frise pas. Mes joues sont à peu près de
la même teinte, et j’ai toujours mon museau
de chien-loup, encore plus èhien-loup depuis
que mes vraies dents sont sorties, toutes
bousculées, aiguës, et trop blanches dans
ma figure sans couleur. Mes yeux aussi sont
d’une nuancie à laquelle on ne donne pas de
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TOUTOUNE ET SON AMOUR l 5
nom, copiée sur celle de mes cheveux et de
mes joues.
Mon père, à ce premier retour, mie dit,
dès le soir de leur arrivée :
— Toutoune, pourquoi es-tu laide, ma
fille ?
Et maman répondit :
— Elle ressemble à la vieille tante Doro¬
thée comme si on la voyait. Franchement,
c’est agaçant !
Tous deux eurent un fou-rire. Moi je
n’étais pas fâchée. Je ne pouvais pas être
fâchée. Maman était là.
Je n’avais jamais oublié ses yeux. Et
pourtant j’en eus, dès l’instant où je les re¬
vis, une surprise inouïe. Je croyais les avoir
invtentés dans mon souvenir. On embrouille
tout, quand on est si petit ; et j’avais eu
déjà le temps de contrôler que bien des cho¬
ses qui ne changent pas n’étaient plus les
mêmes à mies regards, depuis que je gran¬
dissais.
Mais les yeux de maman...
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l6 TOUTOUNE ET SON AMOUR
Je me rendais compte aussi de ce qui
m’avait échappé jusqu’ici.
Comme elle était grande, mince et souple l
Et comme elle était bien habillée 1 Son par¬
fum, qu’elle n’avait pas changé, qu’elle ne
changera jamais, dit-felle, comme il me re¬
prenait, comme il me bouleversait I
La présence de maman, c’est une griserie
pour moi. Voilà. C’était déjà cela quand je
n’avais que dieux ans et demi.
Ils ne restèrent, à ce voyage-là, que quinze
jours, s’occupant toujours très peu de moi,
enfermés dans leur chambre ou se prome¬
nant ensemble dans le parc. C’était l’été.
Comme j’aurais voulu donner la main à
maman, dans la belle avenue de hêtres
qu’on appelle la cour 4’honneur ! Mais je
me sentais de trop, et jie restais dans mon
coin, au jardin ou dans la salle à manger,
toute seule, habituée.
Le jour qu’ils repartirent, je ne pleurai
toujours pas. Leur départ me semblait natu-
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TOUTÔUNË ET SON AMOUB
*7
rel. Ce qui n’était pas naturel c’était qu’ils
fussent là.
Et la vie reprit comme avant, un peu plus
précise chaque jour, et, pour ainsi dire, so¬
lidifiée par les souvenirs plus exacts laissés
par maman.
fl y a des enfants auxquels on fait des con-
s bleus pour les émerveiller. Le merveilleux
e mon enfance, à moi, c’est maman. Ses
/isites sont des féeries. Elle vient, elle sent
bon, elle est belle — puis elle disparaît pour
longtemps, longtemps. Et moi je reste avec
des traînées d*e lumière dans les yeux pen¬
dant des mois, attendant le retour miracu¬
leux.
Ce soir, voilà — c’est comme hier et
avant-hier... Je pleure. Ciette fois-ci, je
pleure.
Elle vient de passer un mois chez nous,
avec papa. Ils sont repartis depuis quelques
jours. C’était «et c’est encore l’été. J’ai près
de neuf ans maintenant. Tous les dix mois à
peu près elle est arrivée comme cela, pour
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l8 TOUTOUNE ET SON AtaOUtl
repartir. Je devrais m’y faire. Mais, cettie
fois-ci, je ne peux pas supporter le départ de
maman. On souffre bien plus quand on est
grande.
Elle me viersait une goutte de son parfum
dans mon mouchoir, le matin, quand j’en¬
trais dans sa chambre. Elle me permettait
d’y entrer...
Qu’il y avait de jolies choses qu’elle a
remportées ! Des flacons, des boîtes, des
brosses... On a refermé la porte jusqu’à ce
qu’elle revienne...
— Au revoir, Toutoune !
Elle avait l’air si ravi de repartir avec
papa pour ses pays sauvages que je n’ai pas
pu pleurer sur le moment. D’ailleurs telle
m’intimide tant que je m’en étouffe quand
je suis près d’elle. Je ne peux pas lui parler.
Je n’en ai même pas envie. Qu’est-ce que je
lui dirais ? Et puis il y a toujours, toujours
papa qui est là, qui mie regarde avec son
air moqueur. Ils sont comme des beaux
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TOÜTOüNE ËT SON amour 19
étrangers dans la maison. Est-ce qu’on
sait ?... Peut-être que je ne suis pas leur
fille ? Ils disent cela comme le reste, pour
s’amuser. Papa ne me parle que pour me
raconter des blagues, et elle, elle rit.
La mère Lacoste, quand nous nous retrou¬
vons seules dans la maison, me regarde avec
un drôle d’air, et me dit en soupirant :
« Mon por’tit bézot, on n’t’a pas fait grande
révérence encô c’coup-ci... » Et puis elle se
tait comme si elle en avait trop sur le cœur.
Les petites filles que je connais à la ville
et ici, au village, ont des parents qui leur
ressemblent. Elles ont des mères qui restent
avec elles. Il est vrai que, ces mères-là, ce
n’est pas maman. Elle est trop belle pour
rester avec moi qui suis laide. On dit que
papa est beau aussi. Moi, je ne vois pas cela.
C’est un monsieur, voilà tout. Et je ne
l’aime pas.
Mais maman !... Oh ! ma maman ! Ma
maman, parfumée, ma maman aux yeux
bleus, ma maman aux jolies robes douces,
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T0UT0ÜNË ET SON AMOUR
ma maman trop belle pour moi, ma maman,
ma maman...
L’enfant nocturne sanglotait. Le petit lit
était secoué. Dans la tête ronde aux deux
grosses nattes couleur de foin, tout cela pas¬
sait et repassait. C’était en désordre, non
formulé, choses ressassées mais informes,
car les enfants, même à eux-mêmes, ne sa¬
vent pas dire»
Maintenant, elle sentait le sommeil venir.
Sa maison, sa « légitime » était autour
d’elle, vide, avec la lourde dormition de la
vieille nourrice à côté, les ronflements,
quelque part, de l’ancien douanier qui, les
nuits, couchait en bas pour les garder tou¬
tes deux. Et, par delà les fenêtres à petits
carreaux, il y avait le parc, puis la grande
campagne normande, puis le ciel avec ses
diamants, puis le monde. Et, tout au bout
du monde, il y avait l’Algérie viers quoi se
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TOUTOUNE ET SON AMOUR
ai
dirigeaient les absents, les parents coupa¬
bles qui n’aimaient pas leur enfant parce
qu’ils étaient trop amoureux, parce qu’ils
préféraient Leurs plaisirs, leurs voyages,
leurs bals, le mouvement, la mondanité.
Charlotte Villeroy, le nez dans les larmes,
a fermé ses yeux gonflés. Dormir, c’est bon,
quand on a gros cœur.
La veilleuse, dont la toute petite flamme
bouge toujours dans son huile, balance des
fantômes lents à travers la chambre campa¬
gnarde qui sent un peu le champignon. Les
grillons du dehors remplissent la nuit, gor¬
gée des senteurs du dernier foin. Une vache
meugle loin, dans les herbages. La grosse
horloge d’ien bas sonne quelque chose.
Et, roulée dans sa chemise de nuit enfan¬
tine, la pauvre Toutoune, jeune chien sans
maître, s’endort enfin parmi ses cheveux et
ses larmes, profondément.
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II
UNE JOURNÉE D’ENFANT
Les rayons d’août sont à la fenêtre depuis
plusieurs heures. Tous les coqs chantent,
tous tes chiens aboient, tous les grillons cra¬
quent, toutes les feuilles chauffent. La clo¬
che du village sonne. Des voix parlent, ici
et plus loin. Des essieux cognent au creux
des routes. La grosse horloge d’en bas frappe
sept coups retentissants. O réveil d’une pe¬
tite fille dans la fraîcheur du matin d’été !
Toutoune se retourne dans son lit, se
frotte les yeux, les ouvre, et ressuscite. La
chambre, camaïeu rose et blanc qui s’éraille,
meubles rustiques et vénérables, semble
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tOUTÔUNE ET SON AMOUR
9}
dire bonjour, de tout l:e sourire de ses fe¬
nêtres, illuminées derrière les rideaux tirés.
Une ombre couleur de feuille est enfermée
entre les murs, et baigne les choses. Toute
la maison romanesque trempe dans une
demi obscurité pareille, venue des arbres
trop proches. La Normandie étouffe sous la
verdure. Humidité, mélancolie, ses manoirs
et ses fermes ont peine à voir le jour, à tra¬
vers l’envahissement vert sombre.
— Qu’est-ce que j’ai ?
Le petit cœur se souvient. Endormie en
pleurant... Comme c’est triste quand on n’a
pas neuf ans.
La douleur d’un enfant, lorsqu’elle ne
vient pas de quelque poupée cassée, a quel¬
que chose de sacrilège. Douleur de grande
personne, douleur qui n’êtes pas à l’échelle,
est-ce que vous ne pourriez pas me laisser
être de mon âge ? Quand je serai grande,
qu’aura-t-on à m’offrir pour réparer cet irré¬
parable : mon enfance attristée ?
Toutoune, assise contre l’oreiller, réalise
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a/ f
TOUTOUNE ET SON AMOUR
que sa mère est partie, et ne reviendra pas
avant de longs mois. La petite pâlotte baisse
la tête. Ses deux grosses nattes, pareilles à
de l’herbe séchée et tordue, pendent le long
de sa figure mal équarrie où les yeux, avec
leur regard malheureux, mettent un charme
singulier.
Et, tout à coup, un petit plaisir traverse
la grande souffrance sans paroles. Toutoune
a fait un bond pour sauter du lit. Longue
chemise de nuit blanche, elle traverse la.
chambre, pieds nus sur le glacial carreau
rouge de l’ancien temps, et s’en va tirer de
toutes ses forces le tiroir difficile de la com¬
mode Louis XVI.
Là dedans est caché le mouchoir sur le¬
quel maman a versé la dernière goutte de
parfum. Toutoune l’a caché sous des amas
de choses, pour n’être pas tentée de le res¬
pirer trop souvent. Elle croit que respirer un
parfum l’use. En laissant enfermé le mou¬
choir, l’odeur se conservera très longtemps,
peut-être jusqu’au retour de l’absente.
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TOUTOUNE ET SON AMOUR 25
Le tiroir enfin ouvert, l’enfant trouve son
trésor. La voici qui plonge son museau de
chien-loup dans le petit linge ensorcelé.
Parfum, parfum qui évoques, qui fais naî¬
tre des apparitions derrière les paupières clo¬
ses de l’extase, parfum, présence réelle,
cruel pai'fum qui nous redonne tout un
être, alors que nos pauvres bras ne serrent
sur nos-pauvres cœurs que du vide...
Les larmes aux yeux encore, la petite fille
retourne à son lit, saute dedans d’un bond,
renfonce sous les couvertures ses pieds re¬
froidis, son corps étroit. Faisons semblant
de dormir, car voici la mère Lacoste qui
monte. Ce mouchoir, c’est un grand secret
qu’il ne faut pas dire. C’est gentil d’avoir ce
secret-là dans son âme...
— Bonjour, ma Charlotte !
La mère Lacoste porte avec soin le pla¬
teau de bois où fume le bol de café au lait,
où le pain mollet, le beurre et le sucre s’écha¬
faudent. Son profil de vieille Normande au
beau nez, dessine sur le camaïeu ses lignes
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2Ô TOUTOUNE ET 80N AMOUR
nettes. Elle est grande, osseuse, édentée, coif¬
fée d’un bonnet blanc, respectable, propre,
avec des petits yeux sérieux et réticents où
veille la froideur moqueuse de la race, pour
remettre chacun à sa place et repousser les
familiarités.
Cette dignité naturelle, apanage de ceux
de chez nous, sait quelquefois s’attendrir
quand il le faut. Les vieux petits yeux dévi¬
sagent Toutoune, tandis que les mains ser¬
viables disposent le plateau sur le lit.
— Tu as bien reposé, mon bézot ?...
Un baiser effleure le petit front lisse. La
mère Lacoste est aussi câline que peut l’être
une vieille Normande, et sa grande pitié de
la gamine délaissée qu’elle élève lui fait
trouver des mots et des gestes d’aïeule. Mais
elle a les doigts rugueux, sent un peu la les¬
sive, et son humble camisole est dure sous
la joue, quand elle dorlote ; et Toutoune
ne sait pas elle-même à quel point elle souf¬
fre de ces choses. Les mains de Lacoste sur
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TOUTOUNE ET SON AMOUR
3 7
les siennes lui font éprouver une gêne
qu’elle ignore être de la répulsion.
J’aime bien ma vieille nourrice, mais
tous les enchantements qui viennent de ma¬
man, est-ce que je les subirais avec cette
émotion, si je n’étais née sensitive ?
Après la toilette sommaire, campagnarde,
que Mme Lacoste juge bien suffisante, voici
l’enfant habillée. C’est une robe, ou plutôt
une blouse de toile rude, envoyée de Paris,
solide et simple, et dans le style qui convient
à Toutoune ; ce sont des chaussettes de fil et
de fortes bottines à lacets, tenue de plein
air, tenue de liberté.
Huit heures. C’est le moment des devoirs
et des leçons. Mlle Calpelle est chargée de
l’instruction de la petite Villeroy. C’est la
maîtresse d’école du village, lequel se com¬
pose de quatre maisons, d’une petite église,
d’une petite mairie, et de grandes fermes
dispersées au loin dans les profondeurs de
la campagne.
Cette jeune fille vient deux fois par sc-
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28
TOUTOUNE ET SON AMOUR
maine, à cinq heures, donner sa leçon. Tou-
loune n’aime pas l’étude, et n’est point cons¬
ciencieuse.
— Je vais aller apprendre mes leçons
dehors, Nounou !
Mme Lacoste admire sans trop approuver.
« Est bien du cassement de tête, tout ça ! »
Toutoune, le cartable sous le bras, toute
petite entre les deux doubles rangées de hêtres
de la cour d’honneur, a l’air de s’en aller à
l’école. Mais l’école où elle va ne ressemble
guère à celle du village. C’est le soleil et
l’ombre, l’herbe et les branches, les grillons
et les bourdons qui vont faire le cours. A
cotte école-là, Toutoune sera toute seule, ou,
du moins, les petits chèvre-pieds qui sont
ses camarades resteront invisibles.
Il s’agit de chercher la meilleure branche
pour s’y asseoir, le livre à la main. Les
grands hêtres de l’avenue ne se laissent pas
faire. Mais il y a, dans le parc, un certain
arbre qui a des bras de mère. Son corsage
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TOUTOUNE Et SON AMOUR 29
de mousse est presque aussi doux que ceux
de maman.
Grimpée avec son livre, Toutoune a laissé
son cartable au bas de l’arbre. Un temps. Il
faut bien d’abord respirer, pour savoir quel
goût a, ce matin, la nature. Et puis, entre
les feuilles, un morceau du manoir se voit,
et Toutoune contemple un peu « sa légi¬
time ».
C’est un épais manoir Louis XIII, dont le
grand toit simple d’ardoises descend très
bas sur les fenêtres à petits carreaux. Une
vigne vierge l’habille aux couleurs de la
saison, vert sur vert.
« Je vois la fenêtre de ma chambre. Je
vois la fenêtre de maman. Celle de Lacoste
est cachée... »
Toutoune a tourné la tête. Voici là-bas un
des bouts du parc. C’est une sorte de ter¬
rasse de terre qui donne sur la route et
sur le plateau tout en moissons ; c’est une
balustrade de pierre, prête à s’écrouler, qua¬
tre vieux vases de guingois, sur lesquels
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3o ÎOUTOUNE ET SON AMOUft
monte une mousse haute comme de l’herbe.
Même dans la pierre il faut que la Norman¬
die fasse pousser son éternel herbage.
— Je serais peut-être mieux près de la
balustrade...
La pelouse à l’abandon, toute décoiffée,
est agréable à traverser, dans l’ombre trem¬
blante de ronds de soleil. Une fée a-t-elle
laissé dans 'l’herbe la trace de ses petits pieds
lumineux ? Les grillons s’exaspèrent, en
bas, jusqu’au bout des horizons ; là-haut
toutes les mouches du monde bourdonnent.
Les arbres ronflent comme des ruches. L’air
du matin porte une petite odeur spéciale
qu’on ne retrouve jamais l’après-midi, les
couleurs du matin ont des fraîcheurs, des
scintillements qui passent avec la journée.
Même les bruits sont différents.
Sur la route où ne passe presque jamais
rien, Toutoune, arrivée à la balustrade, re¬
garde comme les ombres des arbres sont
longues. Il n’y a que le clair de lune qui
fasse de si longues ombres. Un nuage tout
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TOUTOUÎNE ET SON AMOUR 3l
rond et tout blanc, au-dessus de cet arbre
tout rond et tout vert, a l’air de le copier
dans le «ciel. L’azur du mois d’août est déjà
pâle de chaleur ; et pourtant il y avait en¬
core un peu de rosée dans l’herbe, tout à
l’heure, et il en reste sur les mottes de ce
labour, entre les hautes récoltes.
« Huit heures trois quarts !... » annonce le
petit clocher.
— Zut !... je n’ai pas ouvert mon arith¬
métique. Il n’est plus temps. Je vais com¬
mencer ma .grammaire !
Toutoune n’a pas appris 'son arithmétique,
mais elle a tout de même appris quelque
chose.
Le déjeuner fini, la petite alla mettre son
béret, et chercher sa bicyclette. Mme La¬
coste ôtait le couvert.
Quand les parents n’étaient plus là, l’en¬
fant prenait ses repas dans la cuisine avec
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32 TOUTOUNE ET SON AMOuil
sa nourrice, pour simplifier les choses, et
parce que la salle à manger était trop grande
pour elle toute seule.
Des habitudes paysannes lui étaient natu*
Tellement venues : couper son pain, mettre
les bras sur la table, enfoncer la serviette
dans son cou, manger avec bruit, tenir sa
fourchette en l’air. Elle ne s’en rendait pas
plus compte que de ses ongles mal soignés,
et autres petites grossièretés de tous les
jours.
Ayant sorti la bicyclette de sa niche, elle
s’assit dessus pour se diriger vers le hasard.
Cette bicyclette, c’était le dernier cadeau
de ses parents. Certes, ils n’étaient pas ava¬
res de leur argent. Ils ne l’étaient que de leur
présence.
Toutoune volait à ras de terre, petit Mer¬
cure aux talons ailés. La bicyclette des en¬
fants d’aujourd’hui remplace très bien la
gouvernante du passé. Toutoune avait le
droit de se promener seule dans la campa¬
gne, à des kilomètres autour du manoir.
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TOUTOUNE ET SON AMOUR
33
Mais il lui était défendu d’aller jusqu’à la
ville. Scrupuleuse, elle suivait strictement
les conditions du pacte.
Qu’il est enivrant de -glisser sans bruit le
long des routes et des chemins de l’été, d’être
indépendante et rapide, de sentir multipliée
la marche, d’avoir aux pieds, somme toute,
les bottes de sept lieues du conte !
La grande campagne de Gourneville, avec
ses vastes pièces de terre, sa route jaune qui
se tord à travers, ses chemins creux qui se
referment à mesure qu’on passe, ses carre¬
fours solitaires veillés par quelque calvaire
tragique, ses bois qui commencent là pour
finir au bout du monde, ses prés riches de
bestiaux, ses fermes cachées derrière les
haies méfiantes, ses deux ou trois châteaux
abandonnés et mystérieux, quelle belle pro¬
menade quotidienne !
Toutoune ne se lassait pas de cela, ne se
lassait pas d’y être seule.
Elle n’y était pas seule, en vérité. Son
imagination lui donnait une compagne.
3
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TOUTOTJNE ET SON AMOUft
— Si maman était avec moi sur sa bicy¬
clette...
Ce thème en tête, elle vivait pour deux les
belles heures agiles. Un peu plus haute -que
nature sur sa selle élastique, elle pouvait re¬
garder par dessus les haies, découvrir des
paysages par delà les « hauts bords », voir les
vaches tachetées de roux et de blanc dans
l’herbe tachetée d’ombre et de soleil, et ce
bout d’infini qu’on découvre le long du che¬
min Saint-Pierre, monde bleu des côtes loin¬
taines qui descendent jusqu’à l’embouchure
de Seine, là où se niche la ville, avec son
port trempé dans l’estuaire.
Elle revint par le village. On y rencontre
des ânes avec leur bât, comme dans les
livres de la Bibliothèque Rose, et parfois le
berger avec son troupeau long d’au moins
six mètres.
— Bonjour, berger !
— Bonjour Mam’zelle Villeroy 1
Les deux chiens sont venus lécher les
mains de la fillette. C’est Bergère et Capi-
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TOUTOUNE ET SON AMOUR
35
taine. Et Toutoune voudrait bien les avoir
pour amis d’enfance. Mais son père a la pho¬
bie de9 chiens, et les défend au manoir.
C’est bien assez que Toutoune ait mérité son
nom, par sa figure qui ressemble à celles de
Bergère et de Capitaine.
Avant de reprendre le chemin de la mai¬
son, un petit tour à la ferme Lelandais. En¬
core une fois :
— Bonjour, Mam’zelle Villeroy !
Toutoune sait baratter le beurre, sait com¬
ment on fait 'le fromage de Pont-l’Evèque,
comment se fabrique le boudin noir, com¬
ment se tue le porc annuel, comment se
montent les meules de foin, comment se
cueillent les pommes de l’automne, com¬
ment s’organise, tous les six mois, cette
gi'ande affaire : la lessive. Elle connaît les
travaux terriens de toutes les saisons. Son
enfance est nourrie de ces choses vigoureu¬
se», de même qu’une plante est nourrie de
bon terreau. Les humains sont bien plus
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36 TOUTOUNE ET SON AMOUR
végétaux qu’on ne croit. Une âme est un
produit du sol, comme un arbre.
Mme Lelandais, fermière, raconte avec
indignation une petite histoire qui lui est
arrivée au marché de la villë, la semaine
dernière.
— J’avais ma légume dans les paniers, et
des bouquets de roses parmi.-Une créature,
qui devait venir de Trouville, m’en de¬
mande. Et la voilà qui te les prend un par
un, pour les sentir, et les rejette après. « Ma¬
dame, que j’y prêche, allez-vous finir
d’prendre votre respire sur mes fleurs ?
Est malaucœureux pour les autres ache¬
teurs 1 »
Que Toutoune comprend bien cette colère !
L’envie subite qu’elle a de son cher mou¬
choir secret lui fait précipiter sa visite.
— Au revoir, mère Lelandais !
— A la revoyure, mam’zelle Villeroy 1
Eli revient à toutes pédales au manoir, à
travers la campagne roulée dans l’embaume¬
ment immense de l’été. Voici poussée la
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TOUTOUNE ET SON AMOUR
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vieille grille qui se rouille, cl qu’on ne re¬
peint jamais. Voici la cour d’honneur, le
manoir tout au bout.
Le timbre de la bicyclette carillonne. La
mère Lacoste, qui lavait dans un baquet, ac¬
court :
— En retard, ma Charlotte ! Ta collation
t’attend depuis plus d’un quart !
...Avant de manger son pain et son cho¬
colat, elle monta vers le tiroir. Une bouffée
de l’odeur sentimentale... vite !... vite!...
en cachette...
Jusqu’à sept heures il va falloir encore tra¬
vailler. Maintenant ce sont les devoirs qu’il
faut faire.. Problème... Analyse grammati¬
cale... Narration... Tout cela doit être prêt
d’ici lundi. Lundi, c’est dans deux jours...
Quel dommage ! Le parc de cinq heures est
si beau ! Impossible de travailler dehors. Dès
qu’il s’agit d’écrire, c’est une telle compli¬
cation !
« Où vais-je m’installer ? »
Il y avait la salle de billard, un beau bil-
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38 TOTJTOUNE ET SON AMOXJR
lard dont nul ne se servait, témoin d’exis¬
tences antérieures. Il y avait le grand salon,
avec ses affreux rideaux de peluche bleue,
ses têtes de cerf, ses collections de papillons,
un vieux cor accroché... Passé, passé,
charme des vieilles maisons démodées dont
personne ne connaît bien l’histoire. Il y
avait le fumoir et ses jolis fauteuils anciens.
Toutoune fut là-dedans avec son matériel
scolaire. Elle ouvrit les livres et le cahier,
trempa sa plume. Par quoi commencer ?
L’analyse grammaticale l’ennuyait autant
que le problème. Tout cela c’était un monde
impénétrable, et dont l’énigme ne l’attirait
pas du tout. Son entendement, devant cela,
se fermait d’avance, comme une série de
soupapes hermétiques. La nature, l’été, ces
grands mystères l’ouvraient tout entière, la
petite âme; mais les secrets de l’arithméti¬
que et de la grammaire, en quoi cela pou¬
vait-il l’exalter ?
Sans chercher à rien comprendre, elle
griffonnait n’importe quoi sur son cahier, U
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TOUTOUNE ET SON AMOUR 3g
s’agissait de passer le temps, le temps aus¬
tère qui, de cinq à sept, l’assayait devant la
tâche quotidienne. Ainsi Mlle Calpelle ne
pourrait pas, selon sa redoutable menace,
écrire à Mme Villeroy pour se plaindre de
son élève.
De toute sa mauvaise foi de paresseuse :
— J’ai fait ce que j’ai pu...
L’oreille au guet, elle reconnut le coup de
sept heures au clocher, redit par la grosse
horloge de la salle à manger. Les livres et
le cahier refermés net, elle courut à cloche-
pied jusqu’à la cuisine.
— Nounou, j’ai fini de travailler 1
— Bien, mon Nenet ! T’es un p’tit ange du
ciel !
Le malaise d’un léger remords passa sur
le cœur de Toutoune. Elle ne se sentait pas
très honnête. Mais un coup d’œil vers l’ave¬
nue la remit d’aplomb. Quelle bonne demi-
heure avant le dîner, quelle récréation in¬
tense, dans la lumière rosée, où, déjà, se
pressentait le long désespoir du couchant.,.
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/|0 TOUTOUNE ET SON AMOUR
Dîner sans lampe, c’est un des signes les
plus marquants de la longueur des jours
d’août. La cuisine luisait de cuivres, belle
dinanderie que Mme Lacoste faisait avec
acharnement briller, selon des rites presque
sacrés en Normandie. Toutoune racontait sa
promenade sans événements, petite voix
bavarde, enchaînait des niaiseries. Mais tout
ce qu’elle ne pouvait pas dire, tout ce qui
restait pour elle sans mots, admirations, rê¬
veries, atmosphères respirées, couleurs, sen¬
teurs, bruits de l’été, tout cela, tragique¬
ment, restait enseveli dans le silence impuis¬
sant de l’enfance.
Avant d’allumer la lampe, Lacoste ferma
portes, volets, toutes les paupières de la mai¬
son. Toutoune, à cette heure-là, devenait
triste jusqu’aux larmes.
Silencieuse, elle s’installa sous la lampe,
à côté de la nourrice qui ravaudait ; et elle
repassa ses leçons en pensant à autre chose.
Puis, quand l’ancien douanier, qui venait
de frapper, eût dit bonsoir et pris un verre
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toutoune et son amour
4i
de cidre avant de gagner le réduit qu’on lui
donnait en bas :
— Allons, ma Charlotte !
Elles montèrent à la chambre. Encore
fermer des volets, tirer des rideaux. La veil¬
leuse est allumée. Toutoune est déjà dans
son lit.
— N’oublie pas ta prière surtout !
La vieille se penche maternellement, em¬
brasse les petites joues qui se tendent, ma¬
chinales. Elle voudrait dire ce qu’il faut dire
à ce fragile cœur délaissé.
— Ma Charlotte... commence-t-elle.
C’est une bien grande douceur d’avoir,
dans sa vie, cette vieille femme attentive, af¬
fectueuse, et qui comprend bien des choses
sans en avoir l’air. Mais la fillette peut-elle
apprécier cela ? Cela c’est, pour elle, l’ordre
naturel de l’existence. Cette enfant vit dans
l’attente d’un miracle ; et, certes, la ten¬
dresse de Lacoste n’a rien de miraculeux.
Gâtée, assez autoritaire, sentant confusé¬
ment son droit féodal, aidée dans ces ins-
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4 a TOUTOUNE ET SON AMOUR
tincts-là par l’esprit du pays qui est hiérar¬
chique sans le savoir, et respectueux de
l’ancien régime, Mlle Villeroy, propriétaire
future du manoir de Gourneville, congédie
un peu plus vite qu’il ne faudrait sa nour¬
rice, par ces mots rapidement murmurés :
— Bonsoir, Nounou... J’ai bien sommeil !
Et, la lampe emportée aux mains de la
vieille servante qui s’en va, Toutoune, dans
le clair-obscur agité de la veilleuse, qui fait
danser le camaïeu du bon vieux temps,
recommence, les yeux grands ouverts, son
pauvre petit songe, son pauvre petit songe.
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ENDIMANCHEMENTS
Le clocher de Gourneville a trois cloches,
comme les grandes églises. Ce matin, elles
sonnent toutes trois à la volée, car c’est
l’heure de la grand’messe. « Dimanche !...
Dimanche !... » annonce le carillon à tra¬
vers la campagne.
Les habitants sortent des quatre maisons
du village ; et, dans les fermes lointaines,
les carrioles sont attelées. Le clocher ras¬
semble son troupeau. Les fermes se sont
éloignées du village, par esprit d’indépen¬
dance paysanne, Elles gardent leurs distan-
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44 TOUTOUNE ET SON AMOUR
ces. Elles vivent sur le vieil adage normand:
Chacun cheuz sé.
Au manoir, Toutoune, entre les mains de
la mère Lacoste, se laisse docilement endi¬
mancher. La nourrice lui a savonné la fi¬
gure, avec la même ardeur qu’elle met à
récurer les cuivres. Elle lui a également
passé la brosse mouillée sur les cheveux. Le
dimanche, il faut briller. Toutoune brille
autant que la bassine à confitures. Son petit
visage sans couleur est presque rouge sous
le chapeau de village qui la coiffe, paille
couleur de citron couverte de marguerites
blanches et de nœuds roses. Deux rubans
d’un bleu cru flottent au bout de ses nattes.
Sa «
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