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Appendices: Volontés testamentaires de Rosa Bonheur.--Œuvres principales de Rosa Bonheur.--Sculptures de Rosa Bonheur.--Lithographies de Rosa Bonheur ou faites d'après ses œuvres.--Estampes et gravures diverses d'après les œuvres de Rosa Bonheur.--Iconographie.--Bibliographie (p. 435-436)Télécharger gratuit Rosa Bonheur; sa vie, son œuvre pdf
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ROSA BONHEUR
SA VIE ET SON OEUVRE
PARIS.
IMPRIMERIE GEORGES PETIT
12, RUEGODOT-DE-MAUROI, 12
Published October 28 tgoS.
Privilège of Copyright in the United States reserved under the Act approved March 3 tyo5
BY MISS ANNA KLUMPKE.
Digitized by the Internet Archive
in 2015
https://archive.org/details/rosabonheursavie00klum_0
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Anna Klumpkf,
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ROSA BONHEUR
ANNA KLUMPKE
Rosa Bonheur
SA VIE
SON OEUVRE
PARIS
ERNEST FLAMMARION. EDITEUR
26, RUE RACINE, 2Ô
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays
y compris la Suède et la Norvège.
.
LES BISONS, PAR ROSA BONHEUR.
AVANT-PROPOS
Ap rès avoir été une admira-
trice fervente de Rosa Bonheur, les
circonstances de ma vie, et quelque
secret destin sans doute, mont
rendue la compagne de ses derniers
jours, et la confidente de ses suprê-
mes pensées. Par là j'ai contracté
le pieux devoir de faire connaître,
d’après ses propres récits, la vie de
la femme illustre que je n'ai cessé
de pleurer. Sa carrière fut longue
et bien remplie ; un rayon de gloire
i illumina, et le jour funeste qui en
marqua le terme fut déploré dans
sa patrie, aussi bien que par delà
les frontières et les océans, par tous
ceux qui ont le culte de la nature,
de l art et de la beauté. Du moins son souvenir n’est-il pas près
de s’éteindre : les belles œuvres qu’elle a laissées et qu’une admira -
LION DEBOUT, PAR ROSA BONHEUR.
RO SA BONHEUR
v i
lion unanime a répandues un peu sur tous les continents, lui sont
un sûr garant de vivre dans la mémoire de la postérité.
De son vivant même, les biographes ne lui ont pas manqué et
des plumes plus expertes que la mienne ont écrit à son sujet des
pages pleines de couleur et d’intérêt. Quelque consciencieux talent
que d’aucuns y aient déployé, pourquoi Rosa Bonheur refusa-t-elle
de se reconnaître pleinement dans le portrait qu'ils ont tracé d’elle ?
Apparemment, parce que leurs auteurs n'avaient pas su pénétrer au
TIGRE MARCHANT, PAR ROSA BONHEUR.
plus profond de sa pensée et quelle n’avait jamais pu se résoudre
à la leur révéler entière, alors même quelle s’efforcait de satisfaire
le plus complètement à leur curiosité. Cette réserve instinctive
n’existait pas pour une femme dont l’affection et le dévouement lui
étaient acquis, avec laquelle elle se sentait en étroite communion de
sentiments.
A la suite des longues causeries que j’eus avec elle, j’ ai pu
noter à loisir, sur son vœu formellement exprimé, non seulement
les souvenirs très précis de Rosa Bonheur sur sa vie et les travaux
qui l’ont illustrée, mais encore ses sentiments comme ses opinions
sur les personnes, sur les choses et sur son art : d une façon gêné-
AVANT-PROPOS
VI i
t'aie, sur les divers problèmes sociaux, religieux et moraux de tout
ordre qui s’ offraient au jugement d’un esprit éminent.
Mais l’on comprendrait mal peut-être mon litre à la confiance
et a l’affection de Rosa Bonheur, si, avant que d’entamer le récit
de sa vie, je n'exposais brièvement les circonstances qui m’ame-
nèrent à la connaître et qui, entre la grande artiste française et
une jeune Américaine de San Francisco, venue à Paris pour se
perfectionner dans l’art de peindre, firent naître cette loyale et
RENARD AUX AÜUliTS, PAR ROSA BONHELR.
sincère amitié que seule la mort a pu rompre et dont, pour le
reste de mes jours, je garderai dans mon cœur le souvenir recon-
naissant et attendri.
Je me montrerais bien ingrate si, après avoir recommandé ce
livre à /’ indulgence du lecteur, je n’adressais mes remerciements
et le témoignage de ma reconnaissance à tous ceux qui m’ont aidée
à poursuivre jusqu'à son achèvement une entreprise dont, plus
d’une fois, les difficultés ont paru presque insurmontables à mon
inexpérience : S. M. I Impératrice Eugénie, qui a daigné me donner
l assurance du touchant souvenir qu elle garde de la première
VIII
RO SA BONHEUR
femme artiste entrée, sur son intervention, dans les rangs glorieux
de la Légion d’honneur ; à son nom il me serait très doux de
joindre celui de S. A. M" ,e la Duchesse de Saxe-Cobourg-Gotha,
si la mort ne l’avait enlevée peu de temps après celle dont elle
aimait la cordialité et la franchise ; M. G. Maçon, conservateur-
adjoint du musée Coudé ; M. G. Cain, conservateur du musée
Carnavalet, auxquels je dois plus d’un renseignement précieux;
M me W . Thaw, Miss Helen Gould, M. Knoedler, dont les collections
se sont ouvertes libéralement devant moi ; les administrateurs du
Metropolitan Muséum, à New-York ; du musée Hertford, à
Londres; MM. Tedesco et la maison Braun, de Paris, et tout
particulièrement MM. Lefèvre, de Londres, qui, par les facilités
qu’ils m'ont données de reproduire, les premiers un grand nombre
de photographies des peintures passées par leurs mains, les seconds,
l’admirable collection des gravures éditées par leur maison d’après
Posa Bonheur, m'ont rendu possible de présenter un ensemble
plein d'intérêt, je crois, des œuvres les plus remarquables de la
grande artiste. Mais si cette deuxième partie de ma tâche a été
menée à bien, n est-ce pas aux bons offices de la maison Georges
Petit et à l’ expérience de M. J. Augry, directeur de 1 Imprimerie,
que j’en suis redevable : j’éprouve une satisfaction très vive à leur
en exprimer ici ma gratitude.
A. K.
MOUTON MÉRINOS, PAR ROSA BONHEUR.
LE CHATEAU DE B Y.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
CÉLÉBRITÉ DE ROSA BONHEUR EN AMÉRIQUE.
LE PRÉSENT QUI LUI EST FAIT d’un CHEVAL SAUVAGE
AMÈNE L'AUTEUR DE CE LIVRE A LA CONNAITRE.
La popularité de Kosa Bonheur en
Amérique remonte à l'année déjà loin-
taine de 1 8 58 . Sa toile, le Marché aux
chevaux, exposée successivement à New-
York et dans plusieurs villes de l’Union
par M. Gambart, le grand marchand de
tableaux français de Londres, avait pro-
voqué une curiosité très vive, un véri-
table enthousiasme même, en ce pays
où les peintres animaliers ont toujours
compté de fervents admirateurs. Il n'était
pas jusqu'au fait d'être l'œuvre d'une
femme qui n'eût contribué à son succès.
Après divers changements de posses-
seurs, elle a été offerte, en 1887, au
Metropolitan Muséum de New- York,
par M. Cornélius Vanderbilt, et cette
libéralité a consacré, en quelque sorte, la renommée de Rosa Bonheur
aux États-Unis. Aucune certes ne fut plus légitime; mais il est piquant
I
ROSA BONHEUR
de constater que la race de chevaux dont cette toile, mille fois répétée
par la gravure, semble être la glorification, a participé d’une certaine
manière à la célébrité du tableau.
Les éleveurs américains, auxquels Kosa Bonheur avait permis
d’admirer la taille, la noblesse de formes et la vigueur des chevaux
percherons, se montrèrent de plus en plus avides de ces superbes ani-
maux, et, chose singulière, dans les transactions qui en résultèrent, le
nom de la grande artiste française n'a pas cessé dès lors d'apparaître
un peu comme celui d’une bonne fée. Il n’en saurait être donné
meilleur témoignage que celui du Stud-Boo/c publié, en 1 88 5 pour la
première fois, par la Société Hippique percheronne, alors tout récem-
ment fondée à Nogent-le-Rotrou ( 1 883), dans le but de conserver les
caractères de la race et de lutter contre la concurrence des éleveurs
boulonnais. Son frontispice n’est autre chose que la reproduction d'un
dessin de Rosa Bonheur, fait à la demande des administrateurs de la
Société et du sous-préfet de Nogent. L'on avait eu grand soin, même,
de joindre à ce dessin le fac-similé d’une lettre de l'artiste, disant sa
joie de pouvoir associer ainsi son effort à ceux que l’on tentait pour
garder aux chevaux du Perche des qualités universellement appréciées.
Et ceci ne manqua pas d’être fort remarqué en Amérique; les direc-
teurs de la Société ne le laissèrent point ignorer à Rosa Bonheur. Une
correspondance s'ensuivit, dont les chevaux percherons furent naturel-
lement le prétexte, mais au cours de laquelle la grande animalière ne
tarda pas à manifester à quel point sa curiosité d’artiste et d'amie des
bêtes était excitée par ce que romanciers et voyageurs lui avaient
appris des chevaux sauvages de la Prairie américaine. Combien elle
serait aise de posséder, devant son chevalet, des modèles de cette
espèce! De là à l’ambition de s’en procurer, il n'y avait qu'un pas.
Le souhait de Rosa Bonheur, bientôt connu outre Atlantique,
trouva dans Al. John Arbuckle, président de la Compagnie post-per-
cheronne du Wyoming, l'homme le mieux disposé à le satisfaire.
A quelque temps de là, un jeune étalon sauvage s'étant justement intro-
duit dans l’enclos de son haras, il lui fit donner la chasse ; mais l'animal
était ardent et vite : il ne fallut pas moins de quatre jours pour le
capturer au lasso et neuf cow-boys pour le maîtriser et le mettre en
wagon.
Comme de raison, M. Arbuckle s'attendait à recevoir, dans les
délais indispensables, les remerciements que Rosa Bonheur ne pouvait
manquer de lui adresser. Or, semaines et mois se passaient sans que la
grande artiste lui donnât le moindre signe de vie : il ignorait même si
ROSA BONHEUR
3
son cheval était arrivé à destination. Un peu surpris, il se résolut à
mettre à profit un voyage qu'il devait faire en Europe pour aller en
personne prendre des nouvelles de son envoi. C’est à Paris que je le
rencontrai et qu'il me fit part de son dessein. Son ignorance du français
lui causait néanmoins un peu d'embarras, et c’est pourquoi il me
proposa de l’accompagner pour être son interprète. Rendre visite à
VOLTAIRE.
Dessin de Rosa Bonheur, d’après le cheval ayant remporté le i" prix au concours
de la Société Hippique percheronne (Nogent-le-Rotrou, mai 1884 .
Rosa Bonheur, c'était la réalisation d'un de mes rêves de jeune fille.
Sera-t-on surpris que j’aie accepté avec un vif empressement?
By est un petit hameau tout voisin de Fontainebleau. Son château,
qui fut pendant près de quarante années la résidence de Rosa Bonheur,
est en réalité ce qu’en France on appelle communément une maison
bourgeoise, et l'on y chercherait vainement traces de tourelles et de
pont-levis. Avec son jardin et son parc, la proximité de la forêt dont
cette propriété est en quelque sorte le prolongement, ce n en est pas
moins la plus agréable des habitations rurales.
Une haute porte grillée y donne accès. Le coup de sonnette de
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R OSA BONHEUR
M. Arbuckle provoqua l’apparition, derrière un guichet, d'une femme
en coiffe blanche, qui, d’un ton un peu brusque, nous déclara que
mademoiselle était à Nice. Nous lui exposâmes néanmoins l’objet de
notre visite, qui était de savoir si M" e Rosa Bonheur avait reçu d'Amé-
rique un cheval sauvage, et ceci la rendit plus gracieuse.
— Des chevaux d’Amérique, ce n’est pas un, mais trois que nous
avons reçus d'un seul coup, et si vous désirez les voir, je puis vous les
montrer.
Fort intrigués, nous suivîmes la femme, qui nous fit traverser une
rue du hameau et bientôt nous introduisit dans un enclos partagé en
jardin potager et en prairie.
— C’est ici que mademoiselle garde ses chevaux, fit-elle. Vous y
trouverez sans doute celui que vous cherchez.
Il y avait là, en effet, trois superbes bêtes, qui dressèrent la tête
avec un peu de défiance en nous apercevant.
— Le voici ! s'écria aussitôt M. Arbuckle d’une voix joyeuse. Je le
reconnais très bien. Voyez la marque P. O. qu’il porte sur la croupe!
Combien je suis heureux de le trouver en si bon état !
— A-t-il pu servir de modèle ? demandai-je.
— De modèle ! se récria la brave femme. Les deux autres, oui,
mais celui-ci, jamais. Ce fut impossible; et cependant nous nous enten-
dons assez bien à apprivoiser les caractères les plus rebelles. Voyez
plutôt.
Elle nous mena vers une cage, derrière les barreaux de laquelle
s’apercevaient des yeux étincelants.
— Voici la favorite de mademoiselle.
La favorite de mademoiselle était une jeune lionne, dont le regard
se fixait avec obstination sur les deux visiteurs inconnus.
Tandis que nous regardions avec un peu d’étonnement, notre guide
fit glisser le verrou, ouvrit la porte et se mit à caresser le fauve, qui
la laissa taire avec la complaisance d’un gros chien.
— Vous voyez qu’il n’y a rien à craindre avec Fathma ; chaque
matin, nous nous promenons ensemble dans le parc, comme de bonnes
amies que nous sommes. Et si vous le voulez, nous allons recommencer
avec vous ?
Déjà la lionne, qui semblait comprendre les propos de sa gardienne,
se préparait a sauter sur le pavé de la remise. Je jettai un coup d'œil
vers M. Arbuckle : il paraissait mal à l'aise, et j'avoue que pour mon
compte je me sentais médiocrement rassurée. Nous nous défendîmes
bien vite de vouloir causer à la femme un surcroît de dérangement, et,
R OSA BON H F. IJ R
5
après l’avoir remerciée de sa peine, nous regagnâmes la voiture qui
nous avait amenés, non sans une certaine hâte qui amena sur les lèvres
de l’obligeante domestique un sourire où il n’était pas malaisé de recon-
naître un peu de malice.
Nous revînmes à Paris, sans rapporter de notre voyage la satisfac-
tion que nous en attendions. Nous n’avions pas vu Rosa Bonheur, et
mon compatriote, rassuré sans doute sur le sort de son cheval sauvage,
ÉTUDES DF. ROSA BONHEUR, d’aPRES SA LIONNE FATHMA.
ignorait encore pourquoi son acte si courtois n'avait jamais reçu le
moindre remerciement.
Deux années se passèrent avant que M. Arbuckle revînt en France.
L'Exposition de 1889 l’y ramena, bien décidé cette fois, toutes précau-
tions étant prises d'avance, à obtenir le mot de l’énigme. Il m'écrivit
donc avant de quitter New-York, me priant de solliciter de Rosa Bon-
heur une entrevue pour la fin de septembre. J’hésitai quelque temps,
sachant que l’illustre artiste, toute au deuil récent d une amie très chère
qui depuis longtemps partageait sa vie, se prêtait avec regret à tout ce
qui était de nature à troubler son recueillement. Sur le conseil de
M me Peyrol, sa sœur, à laquelle j'avais soumis mon embarras, je me
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R OSA BONHEUR
décidai cependant à lui faire connaître le désir de M. Arbuckle et ses
titres à le manifester. La réponse de Rosa Bonheur ne tarda guère : elle
était adressée à mon compatriote et ainsi conçue :
Monsieur,
By, 27 septembre 1889.
Je serai très heureuse de vous recevoir samedi prochain, si vous le pouvez,
qui sera le 5 octobre
J’espère que cela ne vous contrarie pas, que, précisément, je viens de donner
deux de mes chevaux mustangs au colonel Cody. Le vôtre était si sauvage !
Il ne pouvait plus me servir. Deux cow-boys doivent venir les prendre lundi
au lasso.
Je n’ose pas vous inviter à venir déjeuner avec moi, car je mène une vie
très simple; mais si vous voulez bien accepter des œufs frais, je serai très heu-
reuse de vous recevoir de mon mieux. Je vous demanderai de me prévenir
d’avance du jour.
Il est entendu que je comprends dans mon invitation votre aimable tra-
ductrice.
Je serais bien contente que vous me donniez des sujets de la vie des chevaux,
ce qui peut me servir beaucoup pour des compositions.
Recevez, etc.
R. Bonheur.
Le jour indiqué, M. Arbuckle et moi nous arrivâmes à By. Au
moment où le cocher qui nous conduisait s'apprêtait à descendre de son
siège pour sonner à la porte, la grille s'ouvrit à deux battants. Sur le
perron de l'habitation, nous aperçûmes" un personnage de petite taille,
vêtu d'un pantalon et d’une blouse comme en ont les paysans, et qui
portait sur le bras un chien blanc et noir. Il fit avancer la voiture
jusqu'au bas des marches, et de l'air le plus affable s’approcha en nous
tendant les mains. C’était Rosa Bonheur.
De cette première rencontre avec la grande artiste dont, jusque-là,
je n'avais connu que le talent, et qui devait me témoigner plus tard une
si touchante amitié, j'ai gardé la plus inoubliable des impressions.
Rosa Bonheur était fort bien proportionnée, ce qui la faisait paraître
de grandeur moyenne, bien qu'en réalité elle fût petite. Sous un front
haut et large, creusé entre les deux sourcils du sillon très caractéristique
des penseurs, ses yeux noirs avaient gardé la vivacité extraordinaire de
la jeunesse. Le nez était petit, les narines bien dessinées, la lèvre supé-
rieure mince et dune jolie courbure; sur la lèvre inférieure, plus déve-
loppée et d'une mobilité extraordinaire, se trahissaient les divers états
de son esprit et les sensations qui l impressionnaient. Le visage était
ROSA BONHEUR
/
encadré d'une chevelure d'un gris d'argent magnifique, dont les boucles,
abondantes et soyeuses, retombaient jusqu’à la naissance du cou, entou-
rant comme d'une auréole cette tête vénérable.
L'étrangeté de son costume ne me surprenait qu'à demi ; je connais-
sais de longue date son habitude de porter des vêtements masculins; il
ne me déplut pas de noter néanmoins que, sous de tels dehors, la coquet-
terie féminine ne perdait aucun de ses droits; les deux magnifiques
boutons d'améthyste qui retenaient son col en étaient le meilleur gage;
sa blouse même était ornée aux épaules de broderies très fines, et de ses
ÉTUDE DE ROSA BONHEUR, d'aPRES SA LIONNE F A T H M A .
pantalons de velours noir sortaient deux petits pieds fort élégamment
chaussés. L’ensemble de toute la personne était empreint de la plus
grande distinction ; son aspect vénérable me fit songer à Corot et à Henry
Ward Beecher.
Nous nous mîmes à table. Après les préliminaires d'usage, Rosa
Bonheur, s’expliquant enfin sur le cas du cheval sauvage, nous exposa
comment, ayant reçu d'Amérique, en même temps que celui de M. Ar-
buckle, deux autres mustangs envoyés par M. X... de Chicago, elle avait,
de la meilleure foi du monde, cru que tous les trois venaient de ce
dernier et l'en avait seul remercié. Elle s'en excusait, aussi bien que de
la malchance récente qui s’ajoutait au malentendu déjà ancien.
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RO SA BONHEUR
— Faites comprendre à votre ami, continua-t-elle, pour quelle
cause j'ai dû me priver du cheval qu'il m'a si aimablement olfert. Cet
animal était si ombrageux que jamais je n'ai pu l’approcher. Dès que
l'on ouvrait la porte de l'écurie, le matin, il partait au galop dans le pré.
Le soir, c’était uniquement la faim qui l’attirait à sa mangeoire et à son
râtelier, que l'on avait toujours soin de garnir copieusement. Les domes-
tiques se hâtaient alors de fermer la porte derrière lui. Autrefois, j'arri-
vais assez bien à dompter des chevaux ; je croyais réussir également
avec le vôtre, mais il a fallu y renoncer. Ce cheval sauvage l'est si bien
resté que, pendant les deux années qu’a duré ce manège, c’est à peine
si j'ai pu faire au vol quelques études.
M. Arbuckle ne put s’empêcher de sourire : « Elle voulait avoir un
cheval sauvage, elle en a eu un, cette fois », fit-il.
ESQUISSE DE R OSA BONHEUR POUR « LE MARCHÉ AUX CHEVAUX ».
— C était là mon désir, en elfet, poursuivit gaiement Rosa Bonheur,
mais il m'a fallu renoncer à en tirer bon parti, et j'ai cru bien faire de
le mettre entre les mains de Buffalo-Bill, ainsi que je vous l'ai écrit.
Ses cow-boys sont venus le prendre il y a seulement quelques jours.
En voilà des gaillards qui savent manier, sans les maltraiter, les
animaux rétifs! (Lest un plaisir de les voir à l’œuvre. L'un d eux, après
avoir saisi au lasso votre petit cheval, l’a si bien maîtrisé qu'il a pu
s'en approcher et même lui caresser la tête. C’est une tâche que je
n’aurais jamais pu confier à un palefrenier français.
Le déjeuner touchait à sa fin. En guise d'œufs frais, l'on nous avait
servi le menu le plus délicat. Les raisins du dessert étaient tout particu-
lièrement superbes et délicieux.
— Rarement j'en ai vu d'aussi beaux! ne put s'empêcher de noter
M. Arbuckle.
— C'est la spécialité du pays. Vous n'avez pas manqué de vous
apercevoir, en venant ici, que toutes les murailles sont garnies de treilles,
car c'est à By et aux environs que mûrit le raisin fameux connu sous le
VA
ROSA BONHEUR A S O I X A N T E - T R O I S ANS
IO
ROSA BONHEUR
nom de chasselas de Thomerv. Nos cultivateurs en expédient dans les
contrées les plus lointaines : vous avez pu en voir en Amérique, et l'im-
pératrice de Chine, dit-on, n'en veut pas manger d'autres. Henri IV en
était très friand, et si l'on en croit la chronique, ajouta-t-elle avec un
sourire, c’est à ce modèle de nos rois que Thomerv devrait son nom,
car il avait coutume de dire : « Ici, tout me rit ! »
Rosa Bonheur se leva en riant tout à fait et nous invita à visiter
son atelier et à voir ses dernières œuvres. Je la remerciai avec une viva-
cité qui trahissait mon plaisir de l’honneur qu’elle voulait bien nous
faire.
— Votre appréciation me sera très agréable, dit-elle, car je sais que
vous me jugerez en artiste.
Tout à la fois surprise et flattée, je la regardai avec un peu d’étonne-
ment.
— Mais oui, mais oui, reprit-elle avec bienveillance, je sais fort
bien que vous êtes femme de talent, et j'ai remarqué votre beau portrait 1
du dernier Salon. Je sais aussi que vous avez deux sœurs d’une haute
intelligence. Toutes les trois vous prouvez que la femme n'est pas moins
bien douée que l’homme, qu elle peut avoir autant de talent que lui et
même parfois davantage.
— Oh ! mademoiselle, m'écriai-je, peut-on comparer le mérite des
autres femmes au vôtre, à celui d’une artiste dont le nom tiendra une
si grande place dans l'histoire de l’art. Combien je suis heureuse de
pouvoir vous dire de vive voix ce que tant de femmes pensent de vous!
Rosa Bonheur parut ne pas entehdre et continua :
Et j'admire les idées américaines en ce qui concerne l'édu-
cation des femmes. Car vous n’avez pas, comme chez nous, le sot pré-
jugé que les jeunes ii lies sont exclusivement destinées au mariage. Je
suis toute scandalisée des entraves qui pèsent sur elles en Europe. Si,
quant à moi, j'ai été assez heureuse pour m’en affranchir, je le dois au
talent dont la Providence m’a gratifiée.
Nous étions arrivés devant une porte close. Rosa Bonheur l'ouvrit
au moyen d'une petite clef tirée de sa poche.
— Entrez, fit-elle avec un peu d’emphase, entrez dans mon sanc-
tuaire.
Nous entrâmes, non sans éprouver l’impression de recueillement
qui semblait exigée par le nom que Rosa Bonheur donnait à son atelier.
Une toile immense, sur laquelle s’agitaient des chevaux admirables
de vie, garnissait tout le fond de la pièce.
i. Un portrait de ma mère.
RO S A BONHEUR
1 1
— .1 ai représenté là, nous dit l’aimable artiste, le battage du blé,
tel qu'il se pratique encore dans certaines régions du Midi. Ces neut
chevaux, en passant et repassant, foulent de leurs sabots les épis et en
font sortir les grains que l'on recueille ensuite. Voici de longues années
que je travaille à ce tableau ; je voudrais que ce fût mon chef-d'œuvre,
mais il y a tant et tant à faire que je me demande si je l'achèverai jamais.
Depuis la mort de ma dévouée amie, il m’arrive souvent de perdre
courage.
Pendant que Rosa Bonheur parlait, mes yeux parcouraient l'atelier:
sur les tables et sur les chaises, des papiers, des livres épars, romans de
ESQUISSE DE ROSA lî O N H E U R POUR « I. A FOULAISON ».
Dumas, de Bourget, de Zola, mêlés à des ouvrages qui me parurent
traiter des mœurs des bêtes; sur les murailles, des têtes d'animaux de
diverses espèces, des cornes de cerfs. Quant aux tableaux, aux études
que je m’attendais à trouver là. il n’y en avait pas. Rosa Bonheur remar-
qua mon étonnement :
— Vous êtes surprise, dit-elle, que mon sanctuaire soit moins décoré
que ne l est généralement l'atelier d'un commençant ; il est pour moi
cependant tout rempli de souvenirs, au milieu desquels l'inspiration
me vient mieux que partout ailleurs, car j'y revis un passé qui m'est
très cher Du reste, si ces murs manquent de tableaux, c’est la faute à
vos compatriotes. Ils assiègent mes marchands, qui enlèvent mes toiles
à peine terminées. Ce qui n’empêche que je les fasse parfois attendre
ROSA BON HH U R
I 2
des années durant. Vous autres, Américains, vous menez tout à la
vapeur. En ce qui touche les choses de l'art, cela ne va pas sans incon-
vénients. Dans la photographie, cependant, je n'ignore pas que vous
obtenez ainsi des résultats fort
intéressants, mais valent-ils en-
core l’instantanéité d'une bonne
mémoire? Je ne le crois pas
Pour mon compte, par exemple,
poursuivit-elle en se tournant
vers M. Arbuckle, je vous avoue
que je n'ai jamais pu parvenir à
fixer par la photographie les
mouvements de votre cheval,
tandis que je les ai parfaitement
gardés dans l'œil et que j'ai pu
ainsi les reproduire sur la toile.
— Ht cependant l’on est
parvenu chez nous, reprit mon
compatriote, à réduire le temps
de pose à i/yoo 0 de seconde.
A cette vitesse, rien n'échappe
des mouvements les plus impé-
tueux. Si vous voulez bien me
le permettre, mademoiselle, aus-
sitôt rentré en Amérique, je vous
adresserai une collection unique
de photographies relatives à la
vie des cow-boys.
— J'v consens très volon-
j
tiers, monsieur, à la condition
néanmoins que vous acceptiez
une étude faite d'après le cheval
que vous m'avez offert et que je
suis un peu honteuse de ne pas
pouvoir vous montrer.
On devine que l'offre de Kosa Bonheur fut accueillie avec recon-
naissance, aussi bien, du reste, que sa photographie, qu'elle nous donna
au moment où nous prîmes congé d'elle.
— Tant qu'à vous, mademoiselle, je serai toujours heureuse de
vous revoir, ajouta-t-elle en me tendant la main.
ETUDE DE CAVALIER
Dessin de Rosa Bonheur.
RO SA BONHEUR
3
Cette main fine et nerveuse, je la saisis et la baisai avec émotion,
songeant à toutes les belles œuvres qu’elle avait créées.
Alors que nous revenions vers Paris, M. Arbuckle, hochant un peu
la tète, me dit :
— Ne prenons pas trop au sérieux les marques de sympathie que
15 ERG K R ÉCOSSAIS, PAR R OSA BONHEUR.
D'après une gravure de Ch. G. Lewis, éditée par E. Gambart et C".
Rosa Bonheur nous a prodiguées. Elle nous a fait, sans doute, un
accueil vraiment chaleureux, mais nous le devons en grande partie,
j'imagine, à la position un peu embarrassée dans laquelle elle se trouve
vis-à-vis de moi.
— Je le crois aussi, répondis-je, car il est assez déplaisant d'ap-
prendre le nom de qui vous a fait un généreux cadeau et de se trouver
en sa présence au lendemain précisément du jour où l'on s’en est
débarrassé.
— En tous cas, reprit M. Arbuckle, je n'oserai certainement jamais
‘4
KO SA BONHEUR
donner une lettre d'introduction à qui que ce soit auprès d'elle ; et si
vous voulez m’en croire, vous ferez de même.
En dépit de si beaux engagements, les relations ne purent cesser si
court : n’y avait-il pas à faire tenir à By les photographies de M. Arbuckle,
à entretenir celui-ci de l’étude que Rosa Bonheur lui destinait. Tant
et si bien qu'un échange de lettres s’ensuivit par mon entremise,
devenue indispensable pour les traductions. Presque inconsciemment,
mes rapports avec Rosa Bonheur se firent de plus en plus cordiaux,
tout restreint qu’ils fussent à ce commerce épistolaire.
CHEVAL AU REPOS, PAR ROSA BONHEUR.
DANS LE F A R - YVEST : UN COMBAT DE TAUREAUX.
Dessin de Rosa Bonheur.
CHAPITRE II
i.’herbe aux bisons.
A la suite du Salon de 1891,
auquel j’avais pris part, quelques
personnes amies, habitant Boston,
m’engagèrent à me rendre pour un
temps dans cette ville, où je pouvais
espérer la commande d’un certain
nombre de portraits. Leurs instances
n’eurent pas trop de peine à me déci-
der. Mon départ semblait de nature
assurément à interrompre les bonnes
relations commencées avec Rosa
Bonheur : il produisit l'effet contraire
de les rendre plus cordiales. Avant
de quitter la France, j’avais cru de-
voir, par politesse, faire part de mon
dessein à l’illustre artiste. Dans la
réponse qu'elle me fit, elle eut la
bonté d’exprimer son regret de mon départ, en même temps que le
désir que je ne partisse pas sans lui rendre visite une dernière fois.
ÉTUDE DE BISON, PAR ROSA BONHEUR.
i6
ROSA BONHI-.UR
Au cas, ajoutait-elle, où ma mère consentirait à m’accompagner, elle
serait heureuse de taire sa connaissance.
Le i cr août, qui était un samedi, je refis donc, en compagnie de ma
mère, le voyage de Bv. Rosa Bonheur avait envoyé sa voiture nous
attendre à la gare de Moret, et nous réservait au château le plus char-
mant accueil. Ma mère fut privée cependant du plaisir de la voir en
vêtements masculins : la bonne artiste portait ce jour-là une élégante
robe de velours noir. Les deux mains tendues, elle s’avança vers nous,
présenta ses compliments de bienvenue et tout droit nous conduisit à la
salle à manger, où le déjeuner nous attendait.
— Mai s où donc est Gamine? dit-elle tout à coup en se retournant.
Gamine! où es-tu ? Viens, viens, ma petite Gamine!
Une petite chienne, que je reconnus aussitôt pour l'avoir vue sur
les bras de Rosa Bonheur lors de ma première entrevue, accourut joyeu-
sement ; sa maîtresse l’installa sur une chaise proche de la table.
— Gamine ne me quitte jamais, ajouta-t-elle, et c’est toujours pour
elle que sont les meilleurs morceaux.
Nous étions assises. Rosa Bonheur découpa une tranche dans la
partie la plus saignante d'un filet et la partagea en menues bouchées, sur
une petite assiette d'argent qu elle présenta à Gamine. Tandis que la
mignonne bête les dégustait en connaisseuse, une porte qui s'ouvrit
laissa passer quatre énormes chiens du mont Saint-Bernard. Proces-
sionnellement, comme avec la conviction d’accomplir un rite, ils firent
le tour de la table et l’un après l'autre s’en vinrent recevoir les caresses
de leur maîtresse.
— Ceux-là sont mes plus vieux amis, fit Rosa Bonheur en les
flattant de la main. Ce sont mes gardiens fidèles. Avec eux je n'ai rien
à craindre!
Ce singulier défilé terminé, j'entendis que dans la pièce voisine on
apportait leur pâtée. Les chiens se précipitèrent avec moins de gravité
qu’ils n’en avaient montrée en entrant dans la pièce.
— Les entendez-vous se bousculer pour dévorer leur pitance, nous
lit observer Rosa Bonheur avec gaieté. Ils ne disputent pas à Gamine,
cependant, l'honneur de s’asseoira notre table.
Le déjeuner achevé, l’aimable artiste proposa de nous montrer
quelques-unes de ses œuvres et nous emmena du côté de son atelier.
Tandis qu elle ouvrait la porte, j’aperçus, posé sur une chaise, le vête-
ment de travail que j'avais vu lors de ma première visite et des yeux je
le désignai à ma mère. Ce signe n'échappa point à Rosa Bonheur.
— Ah ! fit-elle d un ton de bonne humeur, vous regardez mes vête-
R O SA BONHEUR
ments masculins. Je parie que vous partagez là-dessus l'erreur de la
plupart des gens, qui s’imaginent que je méprise les habits de mon sexe.
Oh! certainement, pour le travail, je préfère le costume d'homme. Mais
aujourd’hui, en l’honneur de madame votre mère, j'ai mis des jupes,
comme vous voyez.
La porte de l'atelier était ouverte toute grande; Rosa Bonheur nous
la montra du geste, en disant, avec la même gravité qu’autrefois :
— Veuillez entrer dans mon sanctuaire, mesdames.
ÉTUDE DE LION.
Dessin de Rosa Bonheur.
Le sanctuaire n'avait pas changé d'aspect. La Foulaison s'y trouvait
à la même place, et dans le même état que deux années auparavant.
Me prenant par la main, Rosa Bonheur m'entraîna vers deux che-
valets placés bien en évidence : l'un portait une superbe étude de lion,
l'autre une gravure magnifique représentant le Lion che{ lui.
— Ces deux choses-là sont pour vous, me dit-elle; je les ai signées
à votre intention, afin que, lorsque vous serez de l'autre côté de l’Océan,
vous vous souveniez encore de moi.
Et m’embrassant sur les deux joues, elle ajouta :
Je vous souhaite là-bas tout le succès possible.
Elle nous montra quelques projets de compositions et de tableaux,
3
i8
ROSA BONHEUR
et, remarquant que je m’intéressais tout particulièrement à un Saint
Georges : « Le voulez-vous ? » dit-elle d'un mouvement spontané.
— Oh ! mademoiselle, vous m’avez déjà comblée.
— Mais non ! acceptez-le, je vais y mettre ma signature.
Sans attendre de réponse, elle traça rapidement au crayon quelques
mots de dédicace.
Après les ébauches et les dessins, ce fut au tour des gravures. Un
carton qu elle ouvrit renfermait le Marché aux chevaux, le Roi de la
Forêt, quelques têtes de lions, de chiens, sans compter une Bousculade
de bœufs écossais, œuvres admirables, que des graveurs français et anglais
avaient faites d’après ses toiles les plus célèbres et dont plusieurs, depuis
longtemps, étaient familières à mes yeux, puisque c’est à elles que, tout
enfant, dans la lointaine Californie, j'avais dû mes premiers sentiments
d'admiration pour la noble artiste qui, à cette heure, me traitait comme
une amie déjà vieille.
— Ces gravures ont, en effet, contribué pour beaucoup à répandre
ma réputation en Angleterre et en Amérique, déclara-t-elle, en même
temps qu'elle saisissait sur un chevalet un rouleau bientôt étalé à nos
yeux ravis. C'était un admirable dessin au fusain. Un troupeau immense
de ces bisons du Far-West américain, dont la race sans doute ne tardera
pas à disparaître, fuyait devant l'incendie de la Prairie. L’océan de
flammes en marche avait provoqué chez eux une terreur rendue par
l'artiste avec une réalité, une vigueur merveilleuses. Tous ces muscles
tendus, toutes ces poitrines frémissantes, ces naseaux fumants, ces
cornes redoutables, se heurtant, s’entremêlant, constituaient une masse
impressionnante au suprême degré. Il semblait vraiment que l’on dût
entendre le mugissement de ces bêtes affolées, le sifflement de leur
haleine, le choc de leurs membres et le fracas de ce formidable galop,
qui faisait d'eux une trombe vivante capable de rompre et de brover
tous les obstacles.
— Voici l'esquisse d’un tableau que je voudrais faire, dit Posa
Bonheur, mais il me manque quelques éléments dont je ne saurais me
passer pour demeurer dans l'entière vérité. Ce sont les herbes qui
forment mon premier plan. Dans une œuvre où l’on a le désir de repré-
senter fidèlement la nature, les moindres détails doivent être vrais. S il
vous était possible de vous procurer quelques-unes de ces plantes et de
me les expédier, vous me rendriez bien heureuse. Ah ! si j'avais vingt
ans de moins, je partirais volontiers avec vous; nous irions ensemble
dans les immenses régions de votre Far-West, dans les réserves indiennes.
Que j aimerais voir de mes yeux les wigwams des Peaux-Rouges, et
Dessin de Rosa Bonheur.
20
RO SA BONHEUR
étudier leurs mœurs. En voilà des sujets merveilleux pour les artistes!
Peu après la guerre, j'ai été sur le point de faire ce beau voyage.
Un amateur de mes tableaux, M. Belmont 1 , avait proposé d'organiser à
mon intention des chasses au buffle. Que de choses nous aurions admi-
rées, ma chère amie et moi! 11 nous a fallu renoncer à ce plaisir, pour
ne pas nous éloigner de notre bonne mère Micas, presque aveugle
Il v eut un silence de quelques instants. Posa Bonheur le rompit
pour nous inviter à parcourir sa propriété. C'est ainsi que je revis le
grand pré, maintenant désert, où j’avais pénétré avec M. Arbuckle, trois
années auparavant.
— C'est ici que folâtraient autrefois mes chevaux sauvages, nous
dit la bonne artiste. Que j'ai donc été embarrassée à leur sujet, lorsque
je me suis trouvée en présence de votre compatriote! Songez que
M. Arbuckle m'arrivait juste au lendemain du jour où j’avais donné son
cadeau au colonel Cody ! Buffalo aura-t-il été plus heureux que moi, je
le suppose; il a bien dû trouver le moyen de compléter l'éducation de
mon petit étalon.
— Et la lionne qui était ici ? fis-je en l’interrompant.
— Ma pauvre Fathma! qui était si gentille et si bien apprivoisée.
Vous l'aviez vue, en etfet. Elle est morte, et j'en ai eu un grand chagrin.
L'heure du départ approchait. Tout en causant, nous revînmes au
château.
Il y avait dans le jardin, tout près de nous, un yucca magnifique.
Posa Bonheur nous le lit admirer, et demanda à ma mère si elle aimait
les fleurs. Appelant aussitôt son jardinier, elle lui ordonna d’arracher
ce yucca, en prenant garde de ne pas toucher à la racine, et de nous
l’apporter ensuite à l’atelier, en même temps qu’une belle gerbe de roses.
— Si vous le voulez bien, mesdames, poursuivit-elle en se tournant
vers nous, nous allons monter, et je vous aiderai à empaqueter vos
souvenirs, car bientôt maintenant ce sera l’heure du train.
Un instant après, le jardinier vint nous rejoindre avec une énorme
brassée de fleurs; parmi les roses éclatantes, le yucca faisait contraste
avec la couleur si délicate de ses corolles ; mais de racines, il n’en avait
plus : le pauvre homme avait pris grand soin de les couper au plus ras.
Les yeux de Posa Bonheur eurent un éclair de vivacité; elle se
contint cependant, et ce ne fut qu'après la sortie du jardinier qu'elle
s'écria :
Qu'en pensez-vous, mesdames, n'est-ce pas là un bel exemple
de l'intelligence masculine?
i. M. Belmont était, en 1 856, ministre des Ltats-L'nis à La Haye.
RO SA BONHEUR
2 I
Nous nous apprêtions à prendre congé, et voici qu’elle aperçut sous
mon bras un objet que j'avais peine à dissimuler.
— Ah ! fit-elle en riant, vous aviez apporté votre album d'auto-
graphes, et sans doute vous voudriez m'y voir mettre ma griffe à côté de
celles de vos illustres professeurs et des personnalités les plus notables
de votre connaissance?
TIGRE, PAR ROSA BONHEUR.
— J'avoue, dis-je avec un peu d’embarras, que tel était mon dessein
en venant vous faire, moi aussi, mes adieux de Fontainebleau, mais je
n’osais plus vous en prier, tant vous
— Laissez-le-moi, dit-elle avec un aimable empressement, en me
prenant l'album des mains. Je vous le renverrai dans quelques jours
par mes amis les Tedesco.
Et, avant que j'eusse le temps de la remercier une fois de plus :
— Vous trouverez un panier dans le coupé qui vous attend en bas.
22
RO SA BONHEUR
Je l'ai fait remplir de chasselas, car il faut bien que vos sœurs goûtent
aussi aux produits de ce pays.
Elle m’embrassa en ajoutant : « Je vous ai autrefois donné ma pho-
tographie. Il me serait agréable d’avoir la vôtre en retour. Ne manquez
pas de nt’en envoyer une avant votre départ. »
Surprises et charmées d’un tel accueil, nous rentrâmes à Paris, les
bras remplis des cadeaux de la vénérable femme, dont le cœur se révé-
lait à nous aussi grand que son talent se montrait scrupuleux, car il nous
fallait bien rapporter bonne part de ses prévenances au désir ardent de
posséder un élément indispensable, devant ses yeux, à l'achèvement
d’une de ses œuvres. Quant au malheureux yucca coupable d’avoir
provoqué un mouvement de coière contre les hommes, nous nous
empressâmes, aussitôt revenues, de le planter au milieu d'un parterre
de notre jardin, espérant, en dépit de tout, que la délicate attention
de Posa Bonheur nous vaudrait le miracle de le voir pousser de nou-
velles racines. Le mal était sans remède; au bout de quelques jours,
la gracieuse plante baissa la tête et se flétrit. Ses clochettes n’é
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