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LES RÊVES
ET LES
MOYENS DE LES DIRIGER
54*24
LES RÊVES
MOYENS DE LES DIRIGER
_- ^
OBSERVATIONS PRATIQUES
Si nous rêvions toutes les nuits la même
chose, elle nous affecterait autant que les
objets que nous voyons tous les jours
■ g xJ 'Cl ^
54 424
PARIS
AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX
1867
LES RÊVES
PREMIÈRE PARTIE.
CE QU’ON DOIT S’ATTENDRE A TROUVER DANS CE LIVRE
ET COMMENT IL FUT COMPOSÉ.
I
Courts prolégomènes. — Pour qui ce livre n’est pas écrit.
■—A quel âge et dans quelles circonstances je commence à
prendre note de mes rêves 1 , et ensuite à les étudier. — Mes
premières découvertes et mes premiers progrès dans cette
voie. — Je suis cependant forcé d’interrompre ces études
que je reprends plus tard. — Pourquoi je n’ai pas con¬
couru en 1855, et sous quelle forme je me détermine à
publier mes recherches aujourd’hui.
Suivre pas à pas la marche de l’esprit humain
dans ses capricieuses pérégrinations à travers un
monde idéal; analyser minutieusement certains
1. Dès la première fois que le mot rêve se présente dans
ce livre, je dois prévenir le lecteur que je n’établis aucune
distinction entre le rêve et le songe . J’emploierai donc ces
deux termes indistinctement.
2
LES RÊVES.
détails de nature à jeter une vive lumière sur l’en¬
semble du tableau ; demander à l’expérience la
solidarité qui s’établit entre les actions de la vie
et les illusions de sommeil ; ce thème offre déjà
par lui-même un assez remarquable intérêt; mais
s’il venait à ressortir de cette étude la preuve que
la volonté n’est point sans action sur les nom¬
breuses péripéties de notre existence imaginaire,
que l’on peut guider parfois les illusions du rêve
comme les événements du jour, qu’il n’est pas
impossible de rappeler quelque vision magique,
ainsi qu’on revient dans la vie réelle à quelque
site affectionné, cette perspective mériterait sans
doute une attention particulière; l’intérêt pren¬
drait un caractère qu’on ne lui soupçonnait pas
tout d’abord.
Les rêves ne sont-ils pas la tierce partie de notre
existence? Pour ceux qui cherchent , le phénomène
du rêve n’est-il pas étroitement lié à ce grand
mystère de là dualité psycho-corporelle, qu’on ne
se lassera jamais de sonder? Parmi ceux qui se sen¬
tent vivre, enfin, en est-il un qui ne garde, au
moins vaguement, le souvenir de quelque vision
enchanteresse, ayant laissé dans sa mémoire une
douce et ineffaçable impression ?
Comme l’imagination crée de délicieuses féeries,
alors qu’elle règne en absolue souveraine, affran¬
chie de tout ce que la vie positive a d’exigences et
PREMIERE PARTIE.
3
d’empêchements, abandonnée, sans nulle réserve,
à toutes les magnificences de l’idéal ! Les cauche¬
mars, les monstres, les terreurs indicibles susci¬
tent parfois, il est vrai, de très-pénibles émotions;
mais que de régions enchantées, que d’apparitions
charmantes, que d’épanchements délicieux et de
sensations d’une vivacité inouïe, qui nous font
regretter parfois au réveil la trop courte durée de
la nuit !
Je sais bien que de tels préliminaires seront
fort mal accueillis par certaines personnes, qui as¬
surent n’avoir jamais qu’un sommeil mortiforme,
et qui vont jusqu’à repousser, comme une opinion
déraisonnable, la seule idée que leur esprit ait pu
veiller; mais ce n’est point pour elles que je publie
ce volume; je les prie même instamment de ne
pas l’ouvrir. Ceux dont j’ambitionne le suffrage
ne seront pas non plus les spécialistes, résolus par
avance à n’examiner une question que d’un seul
’ôté. L’auteur n’est point docteur en médecine,
jncore moins en philosophie. Quelle qualité a-t-il,
en définitive, pour aborder un sujet aussi délicat?
T 1 est indispensable que le lecteur le sache, et je
^ imagine point de meilleure façon de l’en in-
u’uire que de lui raconter très-simplement coui¬
nent ces pages sont venues au jour.
Elevé dans ma famille, où je fis mes études sans
condisciples, je travaillais seul, loin de toute dis-
4
LES RÊVES.
traction comme de toute surveillance, ayant à
produire mes compositions à heure fixe, libre de
couper d’ailleurs mes heures de classe suivant mes
inspirations ou mon bon plaisir. Ainsi livré à moi-
même, il m’arrivait fréquemment d’achever ma
tâche avant que le moment ne fût venu de la pro¬
duire. L’instinctive paresse de tout jeune garçon
m’empêchait, on le pense bien, d’en faire tout
haut la remarque; le moindre passe-temps me
semblait préférable à quelque surcroît d’occupa¬
tion forcée qu’on n’eut point manqué de m’assi¬
gner. J’employais donc ces instants de loisir d’une
manière ou d’une autre. Tantôt je crayonnais,
tantôt je coloriais ce que j’avais crayonné. L’idée
me vint un jour (j’étais alors dans ma quator¬
zième année), de prendre pour sujet de mes cro¬
quis les souvenirs d’un rêve singulier qui m’avait
vivement impressionné. Le résultat m’ayant paru
divertissant, j’eus bientôt un album spécial, où la
représentation de chaque scène et de chaque
figure fut accompagnée d’une glose explicative, re¬
latant soigneusement les circonstances qui avaient
amené ou suivi l’apparition.
Stimulé par le désir d’enrichir cet album, je
m’accoutumais à retenir de plus en plus facilement
les fantasques éléments de mes narrations illus¬
trées. A mesure que j’avançais dans le journal
quotidien de mes nuits, les lacunes y devenaient
5
PREMIÈRE PARTIE,
plus rares; la trame des incidents se montrait
plus suivie, quelque bizarre qu’elle fût d’ailleurs.
L’expérience m’avait prouvé maintes fois qu’il y
avait eu simplement de ma part un défaut de mé¬
moire, là où j’avais cm constater d’abord une in¬
terruption réelle dans le déroulement des tableaux
qui avaient occupé mon esprit, et j’arrivais insen¬
siblement à cette conviction, qu’il ne saurait exister
un sommeil sans rêves, non plus qu’un état de
veille sans pensée. Je voyais en même temps se
développer chez moi, sous l’influence de l’habi¬
tude, une faculté à laquelle j'ai dû la plus grande
partie des observations consignées plus loin, celle
d'avoir souvent conscience en dormant de ma si¬
tuation véritable, de conserver alors, en songe, le
sentiment de mes préoccupations de la veille, et
de garder par suite assez d’empire sur mes idées
pour en précipiter au besoin le cours dans telle
ou telle direction qu’il me convenait de leur
imprimer.
Sorti de l’enfance et de la période absorbante
de quelques études spéciales, je fus curieux de
savoir comment avait été traité par les auteurs
les plus en- renom ce sujet du sommeil et des
songes que je n’avais encore étudié que sur moi-
même. Mon étonnement fut très-grand, je l’avoue,
de reconnaître que les psychologues et physiolo¬
gistes les plus célèbres avaient à peine jeté
LES RÊVES.
quelques rayons d’une lumière indécise sur ce
que j’imaginais avoir été de leur part l’objet
d’une élucidation directe, qu’ils ne donnaient la
solution d’aucune des difficultés qui m’avaient
surtout arrêté , et qu’ils soutenaient même, à
l’égard de certains phénomènes, des théories dont
l’expérience pratique m’avait souvent démontré
la fausseté. Fixant dès lors tout particulièrement
I mon attention sur quelques-uns de ces mystères
psychologiques les moins clairement compris, je
résolus d’en surprendre l’explication durant le
sommeil lui-même, en mettant à profit cette
faculté dès longtemps acquise, de conserver fré¬
quemment au milieu de mes rêves une certaine
I liberté d’esprit.
Les premières conquêtes de ce travail incessant
m’encouragèrent si fort à le poursuivre que,
durant plusieurs mois, j’en vins à n’avoir plus,
pour ainsi dire, autre chose dans la tête. Réflé¬
chissant pendant le jour aux questions les plus
intéressantes à éclaircir, épiant, pendant les
rêves où j’avais le sentiment de m a situation,
toutes les occasions de découvrir ou d’analyser,
je savais secouer le sommeil par un violent effort
de volonté, chaque fois que je croyais avoir sur¬
pris tout à coup quelque opération de l’esprit
particulièrement remarquable ; et saisissant alors
un crayon, toujours placé près de mon lit, je me
7
PREMIÈRE PARTIE,
hâtais d’en prendre notre, presque à tâtons, les
yeux demi-fermés, avant qu’il en fût de ces sub¬
tiles impressions comme des images fugitives de la
chambre noire, si promptement évanouies devant
le grand jour.
Une objection qui se présente tout naturelle*
ment me sera faite: « Vous ne dormiez point, »
me dira-t-on. « Ce sommeil étrange dont vous
nous parlez n’était pas un sommeil véritable. » A
cela, je répondrai sincèrement que je fus tout
d’abord disposé moi-même à le soupçonner. Des
maux de tête m’assaillirent, et je crus devoir
interrompre mes élucubrations nocturnes; mais
un repos d’esprit relatif m’ayant rendu la santé
sans altérer cette faculté définitivement acquise
de m’observer parfois en rê van t, et vingt années
s’étant écoulées depuis sans que je l’aie jamais
perdue, il faut admettre, ce me semble , que
j’avais simplement éprouvé, au moral, ce qu’é¬
prouvent, au physique, ceux qui développent par
une gymnastique violente les si grandes ressources
du corps humain : au lieu d’une courbature des
membres, c’était une fatigue momentanée de
l’esprit que j’avais ressentie. Or, si je suis porté
à croire qu’il y aurait des organisations rebelles
aux habitudes psychiques que j’ai contractées,
comme il en est aussi d’incompatibles avec les
exercices du trapèze et du tremplin, je n’en
8
LES RÊVES.
demeure pas moins aussi très-persuadé qu’en s’y
prenant, ainsi que je l’ai fait, dès l’âge où la
nature se prête si complaisamment à tout ce
qu'on exige d’elle, bon nombre de personnes
arriveraient à maîtriser comme moi les illusions
de leurs songes, résultat inattendu sans doute,
mais non point morbide ni anormal.
J’ai dit que par raison de santé j’avais dû in¬
terrompre, momentanément du moins, l’étude de
mon propre sommeil. J’y revins peu à peu, sans
excès et désormais sans fatigue. Quelques décou¬
vertes m’enthousiasmèrent. Mon ambition n’eut
plus de bornes ; je ne conçus rien moins que le
projet de donner une théorie complète du som¬
meil et des songes. Une telle perspective me fai¬
sait redoubler d’efforts. Mais à mesure que
j’avançai dans la connaissance de mon sujet, à
mesure que je pénétrai dans cet effrayant dédale,
je vis les difficultés grandir et se compliquer dé¬
mesurément. L’élucidation de certains phéno¬
mènes dont j’étais parvenu à saisir, sinon tou¬
jours la cause première, du moins la marche et le
développement, quelques rapides éclairs à la lueur
desquels j’entrevoyais par instant la profondeur
de ces régions inconnues ne servirent qu’à me
faire sentir avec plus de force combien je demeu¬
rerais au-dessous de la tâche que je n’avais pas
craint d’affronter. Mon impuissance à ériger un
PREMIÈRE PARTIE.
système m’apparut alors si complète, l’embarras
même de coordonner les matériaux que j’avais re¬
cueillis me sembla si lourd qne le découragement
succéda tout à coup à l’ardeur première ; et,
absorbé par d’autres études, je laissai reposer
celle- là.
Il m’eût été malaisé cependant de n’y plus
penser; conservant toujours, dans la plupart de
mes rêves, la conscience de mon état d’homme
endormi, je revenais souvent instinctivement aux
préoccupations qui m’avaient captivé durant plu¬
sieurs années. Un phénomène nouveau se revé-
lait-il à mon esprit, une occasion s’offrait-elle
fortuitement d’atteindre une solution longtemps
cherchée, je ne résistais pas aujplaisir d’y donner
mon attention tout entière ; et, bien qu’ayant
renoncé véritablement à bâtir, je ne laissais pas
cependant que de recueillir encore des matériaux.
Lorsqu’en 1855. la section de philosophie de
l’Académie des Sciences morales et politiques
vint à donner pour sujet de concours la
théorie du sommeil et des songes, question qui
semblait oubliée depuis longtemps, des amis, à qui
j’avais communiqué déjà plusieurs fragments de
mes recherches, m’engagèrent vivement à me
placer au nombre des concurrents ; mais indépen¬
damment de ce qu’il m’eût été très-difficile, à
mon point de vue, d’accepter le programme tel
40 LES RÊVES,
qu’il était tracé \ j’eusse été toujours arrêté,
comme je l’ai déjà exposé, par l’impossibilité d’es¬
quisser le plan complet d’un édifice dont quel¬
ques parties seulement se dessinaient clairement à
mon esprit.
J’attendis toutefois avec impatience la publica¬
tion du mémoire couronné. Je le lus avec avidité,
et ce fut un mélange de regrets et de satisfaction
pour moi que d’y trouver plusieurs faits expliqués
comme je les avais compris moi-même, décrits
d’ailleurs plus éloquemment que je n’aurais pu le
tenter. Mais il me sembla reconnaître que M. Le¬
moine avait eu précisément à lutter contre ce
grand obstacle qui m’avait effrayé; à savoir, l’obli¬
gation d’accommoder son sujet aux exigences d’un
4 . Le sujet mis au concours était ainsi exposé :
« Du sommeil au point de vue psychologique.
« Quelles sont les facultés de l’âme qui subsistent ou qui
sont suspendues, ou considérablement modifiées dans le
sommeil ?
« Quelle différence essentielle y a-t-il entre rêver et penser?
<c Les concurrents comprendront dans leurs recherches le
somnambulisme et ses différentes espèces.
« Dans le somnambulisme naturel y a-t-il conscience et
identité personnelle?
« Le somnambulisme artificiel est-il un fait?
« Si c’est un fait, l’étudier et le décrire dans ses phéno¬
mènes les moins contestables, reconnaître celles de nos fa¬
cultés qui y sont engagées et essayer de donner de cet état
de l’âme une théorie, selon les règles d’une saine méthode
philosophique.
PREMIÈRE PARTIE. 11
cadre fourni d’avance. A côté de morceaux d’un
bonheur extrême, il en est où les hésitations de la
plume indiquent assez que l’auteur eût préféré ne
pas les écrire.
En faisant plus loin l’historique des opinions
professées à différentes époques touchant le
sommeil et les rêves, j’analyserai cet ouvrage
ainsi que deux publications plus récentes de
M. Alfred Maury et de M, le docteur Macario;
mais je dois manifester, dès le début, que je re¬
grette d’y voir disserter si souvent sur les afflux du
sang, sur les fluides vitaux, sur les fibres céré¬
brales, etc., etc., considérations renouvelées de
l’ancienne école qui n’expliquent, à mon sens,
absolument rien. Nous connaissons trop peu les
liens mystérieux qui unissent l’âme à la matière
pour que l’anatomie soit notre guide dans ce que
la psychologie a de plus subtil.
En résumé, malgré tout ce qui s’est publié de
savant et d’ingénieux sur ce sujet du sommeil et
des rêves, agité depuis qu’il existe des livres, il
reste encore pour l’observateur pratique un monde
entier à conquérir. Édifier un travail d’ensemble
était une entreprise au-dessus de mes forces ; mais,
semblable au voyageur qui supplée à son défaut de
science par l’exactitude de ses aperçus, je puis ap¬
porter aussi mon contingent de notions nouvelles.
Je ne suivrai point d’autre méthode que celle
12
LES RÊVES.
d’exposer mes remarques et mes idées dans l’ordre
où l’entraînement de la logique et de la discussion
me paraîtra les appeler, de telle sorte que je ne
m’imposerai aucune classification rigoureuse, et
que je reviendrai sur les mêmes faits chaque fois
qu’il y aura lieu de les envisager à un point de vue
différent, ou d’en tirer quelque induction nou¬
velle. Je tâcherai de dire le plus nettement possible
ce que j’ai senti, éprouvé, reconnu, ce que des
expériences réitérées me font tenir pour certain,
ou ce que je crois seulement avoir entrevu.
Enfin, selon les termes d’une comparaison dont
j’ai précédemment fait usage, je fournirai ma part
de matériaux pour l’édifice à mettre en œuvre, lais¬
sant à quelque architecte plus puissant le soin de
les compléter et de bâtir.
II
Le journal de mes rêves et les premiers résultats que j’en
obtiens. — Je m’accoutume à me rappeler de mieux en
mieux ce que j’ai rêvé, et j’arrive à la conviction qu’il n’est
point de sommeil sans rêves. —- J’acquiers ensuite l’habi¬
tude de savoir, en rêvant, que je rêve, et j’observe dans
cet état les opérations de mon esprit.
J’ai dit que j’avais treize ans, lorsque je com¬
mençai à tenir très-régulièrement le journal de
PREMIÈRE PARTIE.
13
mes rêves. Ce journal, qui forme vingt-deux
cahiers remplis de figures coloriées, représente
une série de mille neuf cent quarante-six nuits,
c’est-à-dire de plus de cinq années. Avant d’entrer
dans le détail des relations qu’il renferme et des
éclaircissements qu’on en peut tirer, prenons
d’abord quelques notes générales sur l’ensemble
même de ces documents.
Durant les six premières semaines, on n’y ren¬
contre guère de narration qui ne soit coupée de
nombreuses lacunes. A chaque feuillet on sent des
interruptions marquées, soit dans le songe, soit
dans le souvenir que j’en ai gardé. Parfois même,
une annotation succincte indique simplement que
tel ou tel jour je ne me souviens absolument de
rien.
Du troisième au cinquième mois, le manque de
liaison devient de plus en plus rare, en même
temps que l’abondance des récits va toujours crois¬
sant. La dernière mention d’un sommeil dont les
rêves n’aient point laissé de trace correspond en¬
fin à la cent soixante-dix-neuvième nuit.
Faudrait-il conclure de ce dernier fait que je
rêvais dès lors bien davantage, et que cette habi¬
tude même de me préoccuper de mes rêves
durant la veille avait augmenté sensiblement chez
moi les dispositions à rêver? La faculté de penser
s’accroît par l’exercice qu’on en fait; il n’est donc
14
LES RÊVES.
pas invraisemblable que le même principe s’étende
à la faculté de rêver davantage dans le sens d’avoir
des rêves plus animés et plus variés ; mais de
nombreux passages de mon journal, écrits à une
époque où j’étais loin d’avoir encore aucune opi¬
nion arrêtée, me prouvent que c’était surtout la
facilité à me rappeler mes rêves qui, sous l’in¬
fluence de l’habitude, allait augmentant de jour
en jour, ou, pour mieux dire* de nuit en nuit.
En recherchant les souvenirs de la dernière nuit
écoulée, il m’arrivait parfois de retrouver tout à
coup la chaîne et les incidents d’un rêve antérieur
précédemment oublié. Je constatais alors que la
mémoire seule m’avait fait défaut, quand j’avais
cru pouvoir accuser une interruption dans mes
songes. Cette opinion, qui, chez moi, devait
devenir plus tard une conviction profonde, à
savoir que la pensée ne s^éteint jamais d’une
manière absolue, non plus que le sang ne cesse
jamais absolument de circuler, j’en avais déjà le
germe intuitif, en écrivant des phrases telles que
celles-ci :
« 14 juin. — Cette nuit, je n’ai rien rêvé, ou
plutôt je ne me souviens de rien; car il me paraît
impossible que j’aie passé une nuit sans rêves.
« 28 juin. Rien, absolument rien; j’ai beau
me creuser la tête, je ne puis me rappeler ce que
fai rêvé cette nuit.
PREMIÈRE PARTIE. 1S
« 7 juillet. — (Après avoir détaillé quelques par¬
ticularités d’un songe de la nuit) : Ceci me rap¬
pelle à l’instant le rêve du jeudi de l’autre semaine,
dont je ne m’étais pas souvenu du tout à mon
réveil. J’étais aussi en bateau. .... etc. (Suit
le récit du rêve, et, à la fin : ) Ce n’est pas la pre¬
mière fois que je me rappelle seulement après
plusieurs jours des fragments de songes dont je
ne m’étais pas souvenu le jour même ; mais c’est
la première fois qu’il m’arrive de m’en rappe¬
ler un tout entier et si longtemps après. Cela
m’étonne, parce que j’avais remarqué au con¬
traire plusieurs fois que, pour se bien souvenir
des détails d’un rêve, il fallait les noter aussitôt en
se réveillant, avant d’avoir pensé à autre chose. »
Cette dernière réflexion sera plus loin le sujet de
quelques observations spéciales. Quant à présent,
je me borne à signaler que six mois d’une atten tion
suivie et d’un exercice journalier avaient suffi
pour accoutumer mon esprit à conserver toujours,
au moment du réveil, le souvenir des rêves de la
nuit.
Depuis cette époque, et pendant plus de vingt
ans, il ne m’est pas arrivé une seule fois d’inter¬
roger ma mémoire au réveil, non-seulement sans
qu’elle ne me fournisse aussitôt la notion d’un
songe, mais encore sans qu’elle ne m’en repro¬
duise aussitôt toutes les circonstances principales.
46
LES RÊVES.
Nos occupations et nos préoccupations habi¬
tuelles exercent une grande influence sur la na¬
ture de nos rêves, qui sont généralement comme
un reflet de notre existence réelle. C’est là une
vérité qui touche à la banalité de fort près, et que
je croirais inutile de consigner si ce n’était juste¬
ment à sa conséquence immédiate que j’ai dû cette
facilité de m’observer moi-même, origine des
observations que je publie aujourd’hui. L’habitude
de penser durant le jour à mes rêves, de les ana¬
lyser et de les décrire eut pour résultat de faire
entrer ces éléments de ma vie intellectuelle ordi¬
naire dans l’ensemble des réminiscences qui pou¬
vaient se présenter à mon esprit durant le som¬
meil. Il m’arriva donc une nuit de rêver que
j’écrivais mes songes, et que j’en relatais de très-
singuliers. Mon regret fut extrême au réveil de
n’avoir pas eu conscience en dormant de cette
situation exceptionnelle. Quelle belle occasion
perdue! me disais-je; que de détails intéressants
j’aurais pu recueillir! Cette idée me poursuivit
plusieurs jours et, par cela même qu’elle assiégeait
mon esprit, le même songe ne tarda guère à se
reproduire, avec cette modification toutefois que,
les idées accessoires ralliant désormais l’idée prin¬
cipale, j’eus parfaitement le sentiment que je
rêvais, et je pus fixer mon attention sur les
particularités qui m’intéressaient davantage, de
PREMIÈRE PARTIE. 17
manière à en conserver en m’éveillant un sou¬
venir plus net et mieux arrêté. Ce nouveau mode
d’observation prit peu à peu une extension très-
grande. Il devenait la source d’investigations pré¬
cieuses, à mesure que je commençais à entrevoir
dans ces études autre chose qu’un puéril passe-
temps.
Le premier rêve où j’eus, en dormant, ce senti¬
ment de ma situation réelle se place à la deux
cent septième nuit de mon journal; le second, à
la deux cent quatorzième. Six mois plus tard, le
même fait se reproduit deux fois sur cinq nuits,
en moyenne. Au bout d’un an, trois fois sur quatre.
Après quinze mois, enfin, sa manifestation est
presque quotidienne, et, depuis cette époque,
déjà si éloignée, je peux attester qu’il ne m’ar¬
rive guère de m’abandonner aux illusions d’un
songe sans retrouver, du moins par intervalles, le
sentiment de la réalité.
18
LES RÊVES.
III
Les visions que nous avons ensonge peuventse définir : la repré¬
sentation aux yeux de notre esprit des objets qui occupent
notre pensée. — Wihil est in visionibus somniorum quod non
prias fuerit in visu .— Les clichés-souvenirs. — Différence
entre rêver et penser. —Pourquoi nous avons tantôt des vi¬
sions d’une netteté parfaite, et tantôt des visions confuses.—
Premier examen de quelques opinions matérialistes. —
Un rêve de fleuriste et un rêve de mendiant. — Sur les mo¬
numents d’architecture et sur les ouvrages d’art qui nous
apparaissent en rêve. — Relation d’un rêve assez remar¬
quable et conséquences à en tirer.
Les visions que nous avons en songe peuvent
se définir, je crois : la représentation aux yeux de
notre esprit des objets qui occupent notre pensée.
Notre mémoire, pour me servir d’une compa¬
raison empruntée aux découvertes de la science
moderne, est comme la glace recouverte de col-
lodion, qui garde instantanément l’impression des
images projetées sur elle par l’objectif de la cham¬
bre noire. — L’instrument était-il bien au point ?
l’image a-t-elle été bien nettement projetée? le
cliché fournira des images claires et précises,
chaque fois qu’on lui en voudra demander.
L’image, au contraire, a-t-elle été perçue vague¬
ment , en des conditions défavorables de lumière,
de distance, d’impressionnabilité; ou bien a-t-elle
PREMIÈRE PARTIE. 19
passé trop rapidement pour qu’il en puisse de¬
meurer une trace bien marquée ? on n’obtiendra
du cliché que de vagues silhouettes, des ombres
indécises, et des traits confus.
La mémoire a d’ailleurs sur l’appareil photogra¬
phique cette merveilleuse supériorité qu’ont les
forces de la nature de renouveler elles-mêmes leurs
moyens d’action. Sa glace est toujours prête à
retenir (avec le plus ou moins de netteté qui ré¬
sulte du temps et des circonstances) tout ce qui
vient à s’y réfléchir. Pour chacun de nous il en
est, enfin, de ces immenses casiers, où tant de
souvenirs s’accumulent, comme il en est pour le
photographe des armoires profondes où s’amon-
cèle la collection de ses clichés. Il est tel de qes
clichés que vous pourriez montrer parfois à l’opé¬
rateur lui-même sans qu’il le reconnaisse, ni qu’il
s’en souvienne, alors qu’un laps de plusieurs an¬
nées en a fait passer des milliers d’autres sous ses
yeux. Combien il nous serait plus difficile encore
de connaître tout ce que peuvent renfermer les
insondables profondeurs de la mémoire où les
clichés-souvenirs s’emmagasinent à l’infini, à tous
les instants de notre vie, et la plupart du temps à
notre insu. Autre chose est. posséder, autre chose
est savoir que l’on possède. Autre chose est se
souvenir, autre chose est savoir que l’on se sou¬
vient.
20
LES RÊVES.
Ayant ainsi indiqué comment s’opère, selon
moi, la formation de ce que j’ai appelé le cliché-
souvenir, je poserai dès à présent trois proposi¬
tions, qui sont comme le résumé de ce qui précède :
1° Le plus ou moins de netteté des images que
nous voyons en songe dépend, le plus souvent, de
la perfection plus ou moins grande avec laquelle
le cliché-souvenir s’est originairement formé \
2° Lorsque nous croyons apercevoir en songe
des personnages ou des choses dont nos yeux
n’auraient eu jusqu’alors aucune notion, cela tient
uniquement à ce que nous avons perdu le sou¬
venir direct des circonstances qui présidèrent à la
formation des clichés-souvenirs auxquels ces vi¬
sions sont dues, ou que nous ne reconnaissons
pas le type primitif sous une forme modifiée par
le travail de l’imagination.
Nous sommes, à leur égard, dans la situation de
l’homme qui possède sans s’en douter, mais, en mo¬
difiant un axiome célèbre, on pourrait dire :
Nihil est in visionïbus somniorum quod non priiis
fuerit in visu.
3° La nature des clichés-souvenirs , dont notre
mémoire s’approvisionne, exercera sur nos rêves
1. Ceci devant s’entendre des rêves lucides, et non de ceux
où l’imperfection des images tient à l’imperfection du som¬
meil. C’est une observation qui sera toujours sous-entendue.
PREMIÈRE PARTIE.
21
une influence énorme. Les relations habituelles,
le milieu dans lequel on vit, les spectacles de
toute sorte auxquels on assiste, les peintures, les
albums que l’on regarde, et jusqu’aux lectures que
l’on fait sont autant d’occasions pour la mémoire
de multiplier indéfiniment ses clichés-souvenirs .
Ce qui n’était que l’œuvre d’un artiste prendra
bien souvent en songe le corps et les apparences
d’une réalité; de telle façon qu’alors, à propre¬
ment parler, nous rêverons en effet à des person¬
nages imaginaires; mais n’est-ce point encore
exactement ce qui s’opère dans la vie réelle,
quand nous laissons courir l’imagination à la re¬
cherche de quelque conception relativement nou¬
velle? Qu’est-ce que créer pour l’homme ? Qu’est-
ce qu’inventer, en peinture, en littérature, en
poésie ? N’est-ce point combiner et réunir dans un
nouvel ensemble les divers moyens de séduction
dont les éléments nous sont fournis par notre
mémoire, c’est-à-dire par nos clichés-souvenirs P
Entre penser et réver , cette énorme différence
existe toutefois, que l’éclat du jour et du monde
ambiant, dans la vie réelle, ne permet jamais à
nos simples conceptions de revêtir une forme nette
et certaine *, tandis que, dans le rêve, quand les
1. Excepté dans Y hallucination proprement dite, que je
considère comme le songe d’un homme éveillé.
22 LES RÊVES,
volets sont fermés à la lumière du dehors, il n’est
point de pensée relative à un objet réel qui ne
soit accompagnée de son image solidaire, tout ce
que nous imaginons se montrant aussitôt avec le
plus ou moins de netteté que comportent les cli¬
chés-souvenirs.
Mais comment s’établit en rêve le cours des
idées? Par quelles causes la pensée est-elle déter¬
minée à se porter sur tels ou tels objets ? Nous
allons l’examiner tout à l’heure, après que nous
aurons épuisé quelques préliminaires obligés.
Voyons d’abord, à l’appui des trois proposi¬
tions qui précèdent, quels exemples mon journal
pourra me fournir :
Ma première remarque s’appliquait à un fait
que chacun a pu constater maintes fois, à savoir,
que s’il est des visions d’une netteté parfaite, il
en est d’autres, et en grand nombre, qui sem¬
blent confuses, indécises, et comme enveloppées
de brouillard. Quand c’est tout l’ensemble du
rêve qui se montre ou nébuleux ou vivement
dessiné, la cause en est fort souvent dans le plus
ou moins d’intensité du sommeil, ce qui s’explique
très-aisément; mais lorsqu’à côté d’une vision
claire, une autre vient se placer vague et obscure,
quelle en est la raison?
Les théoriciens qui savent trouver dans le sys¬
tème nerveux l’explication de toute chose, ne
PREMIÈRE PARTIE. 23
seront assurément pas embarrassés pour vous ré¬
pondre. Ils vous diront que cela tient à ce que
la racine de la fibre cérébrale, qui vous transmet¬
tait la figure confuse, n’était pas aussi fortement
ébranlée que la racine d’une autre fibre, qui a
évoqué des contours précis; et tant pis pour vous
si vous n’êtes pas complètement satisfait d’une
explication aussi heureuse. Pour moi, je réponds
humblement : j’ignore ce qui se passe à la racine
de mes fibres cérébrales,, mais voici ce qui s’est
passé dans le domaine ouvert à mes appréciations
plus modestes :
Vis-à-vis de mes fenêtres était un atelier de
fleuristes. L’une d’elles me causait beaucoup de
distractions, au temps où j’écrivais mes songes;
mes yeux quittaient bien souvent Tacite pour se
tourner de son côté; et cependant l’imagination
jouait un grand rôle dans cette admiration con¬
templative, car une cour et un jardin séparaient
notre maison de celle qu’elle habitait, et quelque
pénétrants que fussent mes regards, je ne parvenais
à saisir qu’un gracieux ensemble dont les traits de¬
meuraient toujours un peu indécis. Cette préoccu¬
pation attrayante ne pouvait manquer, on le pense
bien, de se reproduire quelquefois dans mes rêves.
J’en trouve huit, durant la troisième année de
mes annotations journalières, où l’intervention de
ma voisine est mentionnée au milieu d’incidents
24
LES RÊVES.
très-variés. Deux fois je l’aperçois seulement de
mes fenêtres, comme il advenait chaque jour en
réalité; d’autres fois je me crois transporté dans
l’atelier où elle travaille; je la rencontre à sa
porte; je me figure qu’elle est à la campagne chez
mes parents; je cause avec elle, je la vois enfin
de très-près. Partout où il est question d’elle, mon
journal consigne invariablement le regret que j’ai
ressenti de n’avoir pu nettement distinguer sa
physionomie, qu’une gaze importune ou qu’une
ombre légère semblait toujours voiler à demi.
Ailleurs, dans ce même journal de mes songes,
l’image d’un vieux mendiant d’une figure étrange,
qui nous avait demandé l’aumône un soir avec
des paroles bizarres, est signalée comme m’étant
réapparue trois fois, non sans m’impressionner
assez vivement. Les songes au milieu desquels il
se montre sont des plus clairs et des plus minu¬
tieusement perçus. Cependant la figure du vieux
bohémien ne sort jamais de la demi-teinte. Le
cliché-souvenir , demeuré confus dès son principe,
ne saurait fournir une image plus nette qu’il ne le
comporte, et, fût-elle appelée par l’association
des idées à se produire parmi plusieurs autres
d’une netteté parfaite, cette image essentiellement
indécise ne ferait que mieux ressortir le contraste,
si commun dans les rêves, de tableaux pleins d’une
vigueur extrême à côté d’autres à peine esquissés.
PREMIÈRE PARTIE. 25
Ces deux exemples auront suffi pour caractéri¬
ser cette première remarque, appuyée d’ailleurs '
dans mes notes par une infinité d’autres obser¬
vations.
Je passe à la seconde proposition, qui n’est pas
la moins importante à bien établir, celle où j’a¬
vance que toutes les images de nos songes éma¬
nent des clichés recueillis dans la vie réelle. Comme
elle se lie intimement à la troisième proposition
relative à la façon dont notre mémoire se meuble,
je vais donner quelques exemples qui pourront
s’appliquer à toutes les deux.
Parmi les lecteurs qui me feront l’honneur de
parcourir ce livre, ne s’en rencontrera-t-il point qui
se soient demandé parfois comment, n’étant ni
architectes, ni sculpteurs, ni peintres, ils ont pu
entrevoir, dans leurs rêves, des édifices d’un style
remarquable, des peintures ou des statues d’une
perfection rare, conçus, en apparence du moins,
par la seule force de leur imagination. Ce fait
qu’un homme qui ne saurait, dans l’état de veille,
crayonner le moindre bonhomme ni esquisser
une simple maisonnette, deviendrait tout à coup,
par la seule vertu du sommeil, capable d’inventer
des palais splendides et de composer des tableaux
de_maître serait un fait capital, un fait exorbitant,
qu’on veuille bien y faire attention. Je m’étonne
même extrêmement de ne le voir examiné par
26 LES RÊVES,
aucun des auteurs dont les écrits sur le sommeil
et les songes me sont tombés sous les yeux. Néan¬
moins ce fait primordial ne pouvant, je crois, être
contesté, que l’on aperçoive de temps en temps,
dans le panorama des songes, des monuments et
des ouvrages d’art d’une conception fort au-dessus
des facultés ordinaires d’invention du songeur, et
dont il lui semble cependant n’avoir eu jusqu’a¬
lors aucune idée, la logique nous conduit à cet
inévitable dilemme, ou d’accorder une puissance
vraiment surnaturelle à l’imagination de l’homme
endormi, ou de reconnaître qu’il devait posséder
à son insu déjà, dans les arcanes de sa mémoire,
tous les clichés-souvenirs capables de fournir ces
remarquables visions.
Poser une telle question c’est la résoudre. Le
surnaturel ne peut jouer aucun rôle dans un
recueil d’observations pratiques comme celui-ci.
Voyons donc ce que nous dira l’expérience, à l’ap¬
pui de la réponse qu’on s’est déjà faite?
Les nombreux dessins coloriés du journal de
mes rêves m’ont permis plusieurs fois de re¬
trouver, après un laps de temps assez considé¬
rable, le type originaire de certaines visions dues
au souvenir de quelque gravure, de quelque site,
ou de quelque passant. Dans une visite à la cam¬
pagne, chez un parent que nous allions voir de
loin en loin, je reconnus une fois, appendue aux
PREMIÈRE PARTIE.
27
murs d’un corridor, une vieille caricature sur
laquelle semblaient calqués les traits et l’accou¬
trement d’une sorte de fantôme qui m’était
apparu en songe deux ans auparavant. Plus d’une
année s’était écoulée entre l’époque où j’avais dû
jeter un coup d’œil sur cette caricature, èt celle où
l’impression que j’en avais évidemment conservée
s’était ravivée durant mon sommeil. Le souve¬
nir en paraissait pourtant dès lors bien effacé,
puisque j’avais pu dessiner et colorier le fantôme
de mon rêve, sans me douter que rien de sem¬
blable eût jamais passé devant mes yeux.
Un fait plus extraordinaire, et qui pourrait
presque s’appeler une ave'nture, devait me frapper
quelques mois plus tard. J’étais entré désormais
dans une période où je ne rêvais guère sans en
avoir parfaitement la conscience 1 . Je fis un songe
\. Cette disposition de l’esprit augmente ou diminue sui¬
vant qu’on la met plus ou moins en pratique. Pendant la pé¬
riode de mes recherches quotidiennes sur le mouvement de
mes rêves, c’était presque chaque nuit que j’en pouvais pro¬
fiter. Aujourd’hui que je ne l’exerce plus que de loin en loin,
la conscience de ma situation me revient en rêve à peu près une
nuit sur deux. Si je m’y attache, pour analyser ou diriger les
illusions du songe, je puis la retenir assez longtemps. Si je la
laisse passer au contraire comme une idée fugitive, je puis la
perdre, sauf à la retrouver et à la reperdre encore peut-être
par éclairs. Mais une fois le principe même de cette disposi¬
tion acquis, je crois pouvoir affirmer, par mon expérience et
par celle de plusieurs autres personnes, qu’on ne le perd ja-
28
LES RÊVES.
très-clair, très-suivi, très-précis, pendant lequel je
me figurais être à Bruxelles (où je n’étais jamais
allé). Je me promenais tranquillement, parcourant
une rue des plus vivantes, bordée de nombreuses
boutiques dont les enseignes bigarrées allongeaient
leurs grands bras au-dessus des passants. «Voici
qui est bien singulier; » me disais-je, « il n’est
vraiment pas présumable que mon imagination
invente absolument tant de détails. Supposer
comme les Orientaux que l’esprit voyage tout
seul, tandis que le corps sommeille, ne me semble
pas davantage une hypothèse à laquelle on puisse
s’arrêter. Et cependant je n’ai jamais visité
Bruxelles, et cependant voilà bien en perspective
cette fameuse église de Sainte-Gudule que je con¬
nais pour en avoir vu des gravures. Cette rue, je
n’ai nullement le sentiment de l’avoir jamais par¬
courue, dans quelque ville que ce soit. Si ma mé¬
moire peut garder, à l’insu même de mon esprit,
des impressions si minutieuses , le fait mérite
d’être constaté ; il y aura là très-certainement le
sujet d’une vérification curieuse. L’essentiel est
d’opérer sur des données bien positives, et par con¬
séquent de bien observer. » Aussitôt je me mis à
examiner l’une des boutiques avec une attention
mais tout à fait, et qu’on lui redonne une grande extension dès
qu’on veut l’exercer.
PREMIÈRE PARTIE. 29
extrême, de telle sorte que, si je venais un jour à
la reconnaître , le moindre doute ne pût me
rester. Ce fut celle d’un bonnetier, devant laquelle
je me figurais être, qui devint le point de mire des
yeux de mon esprit ouverts sur ce monde imagi¬
naire. J’y remarquai d’abord, pour enseigne, deux
bas croisés, l’un rouge et l’autre blanc, faisant
saillie sur la rue, et surmontés en guise de cou¬
ronne d’un énorme bonnet de coton rayé.
Je lus plusieurs fois le nom du marchand afin de
le bien retenir; je remarquai le numéro de la
maison, ainsi que la forme ogivale d’une petite
porte, ornée à son sommet d’un chiffre enlacé.
Puis, je secouai le sommeil par ce violent effort
de volonté qu’on peut toujours faire quand on à
le sentiment d’être endormi, et, sans laisser le
temps de s’effacer à ces impressions si vives, je
me hâtai d’en consigner et d’en dessiner tous les
détails avec un grand soin. Quelques mois plus
tard, je devais avoir l’occasion de visiter Bruxelles,
et je n’épargnerais aucune peine pour éclaircir un
fait qui, de prime-abord, sans que je m’en pusse
défendre, m’inspirait les plus fantastiques suppo¬
sitions. J’attendis l’époque où ma famille devait se
rendre en Belgique avec une indicible impatience.
Elle arriva. Je courus à l’église de Sainte-Gudule,
qui me parut une vieille connaissance; mais,
quand je cherchai la rue des enseignes multi-
.30 LES RÊVES,
formes et de la boutique rêvée, je ne vis rien,
absolument rien qui s’en rapprochât. En vain je
parcourus méthodiquement tous les quartiers
marchands de cette ville coquette; il fallut recon¬
naître l’inutilité de mes recherches et me résigner
à y renoncer. A dire vrai, j’aurais été plus effrayé
qu’enchanté d’une réussite inespérée, qui m’eût
jeté nécessairement dans les régions de la fan¬
taisie et du merveilleux. Je savais désormais que
je n’avais à faire qu’à un phénomène psycholo¬
gique probablement explicable ; et, sans prévoir
s’il me serait jamais donné d’en saisir l’explica¬
tion précise, je reprenais avec plus de calme
l’analyse consciencieuse des phénomènes accessi¬
bles à l’investigation humaine.
Plusieurs années s’écoulèrent. J’avais presque
oublié cet épisode de mes préoccupations d’ado¬
lescent, lorsque je fus appelé à parcourir diverses
parties de l’Allemagne, où j’étais allé déjà durant
mes plus jeunes ans. Je me trouvais donc à
Francfort, fumant tranquillement une cigarette
après mon déjeuner, marchant devant moi sans
m’être tracé aucun itinéraire. J’entrai dans la rue
Judengasse , et tout un ensemble d’indéfinissables
réminiscences commença vaguement à s’emparer
de mon esprit. Je m’efforcais de découvrir la
cause de cette impression singulière ; tout à coup
je me rappelai le but de mes inutiles promenades
PREMIÈRE PARTIE. 31
à travers Bruxelles. Sainte-Gudule assurément ne
se montrait plus en perspective ; mais c’était bien
la rue dessinée dans le journal de mes rêves ;
c’étaient bien les mêmes enseignes capricieuses, le
même public, le/même mouvement qui m’avaient
jadis si vivement frappé pendant mon sommeil.
Une maison, je l’ai dit, avait été surtout de ma
part l’objet d’un examen minutieux. Son aspect et
sdn numéro s’étaient fortement gravés dans ma
mémoire. Je courus donc à sa recherche, non
sans une émotion véritable. Allais-je rencontrer
une déception nouvelle, ou bien au contraire
saisir le dernier mot de l’un des problèmes les
plus intéressants que je me fusse posé? Qu’on
juge de mon étonnement, et tout à la fois de ma
joie, quand je me vis en face d’une maison si
exactement pareille à celle de mon ancien rêve,
qu’il me semblait presque avoir fait un retour de
six ans en arrière et ne m’être point encore
éveillé. A Paris, j’aurais eu bien des chances pour
ne plus retrouver ni cette porte caractéristique,
ni son vieux couronnement, ni l’enseigne tradi¬
tionnelle avec l’immuable nom du commerçant.
Mais à Francfort, où la fièvre des démolitions était
loin, fort lieureusemeut, d’avoir exercé les mêmes
ravages, j’avais la satisfaction de voir confirmée
l’opinion que depuis si longtemps je m’étais faite,
et de la formation des clichés-souvenirs, à l’insu
32
LES RÊVES.
même de celui qui les recueillie, et de la netteté
des images que ces clichés peuvent reproduire,
en songe, devant les yeux de notre esprit.
Évidemment j’avais parcouru déjà cette rue
la première fois que j’étais allé à Francfort, c’est-
à-dire trois ou quatre ans avant l’époque de mon
rêve, et, sans que je m’en doutasse, sans que je
puisse expliquer de quelles dispositions particu¬
lières cela dépendît, tous les objets exposés à ma
vue se photographièrent instantanément dans ma
mémoire avec une admirable précision. Mon at¬
tention cependant, suivant l’acception qu’on
donne habituellement à ce mot, devait rester
étrangère au travail mystérieux qui s’opérait spon¬
tanément, puisque je n’en avais pas même gardé
le moindre souvenir sensible. Il y a là matière à
réflexion sérieuse, pour quiconque voudra sonder
les forces secrètes de l’entendement humain.
Une question toutefois reste encore. Pourquoi
cette complication de l’église de Sainte-Gudule ?
Pourquoi ce monument que vous n’aviez jamais
vu à l’époque de votre rêve s’est-il trouvé soudé
à vos souvenirs de Francfort ? En m’appuyant
à cet égard sur une infinité d’observations ana¬
logues, je répondrai sans hésiter :
La première chose à examiner, ce serait le lien
qui a pu s’établir, par l’association des idées,
entre la fameuse église de Bruxelles, dont je con-
PREMIÈRE PARTIE. 33
naissais l’aspect par des gravures, et cette rue
de Francfort, l’un de mes vivants souvenirs.
Peut-être le trait d’union se découvrirait-il, sur
quelque gravure même, dans la représentation de
deux grandes enseignes qui ornent la façade des
maisons voisines de l’église et qui offrent beau¬
coup d’analogie avec celles dont la rue de Franc¬
fort est bordée. Mais ce n’est là qu’un détail d’une
minime importance, dominé par des principes
que je dois m’attacher d’abord à bien établir. Ces
principes admis, l’apparition simultanée de
l’église de Bruxelles et de la rue de Francfort
demeure un phénomène des plus simples. Une
première idée en ayant appelé une seconde, les
images correspondantes se sont aussitôt montrées,
mariant dans un même tableau d’ensemble deux
souvenirs subitement unis.
Voyons donc, sommairementd’abord, comment
s’opère en songe la marche des idées, comment
elles s’associent et se combinent, quelles sont enfin
les premières bases sur lesquelles nos raisonne¬
ments pourront s’appuyer.
3
34
LES RÊVES.
IV
De l’association et de l’enchaînement des idées ; de la super¬
position des images ; des abstractions pures et des visions
monstrueuses qui en procèdent. — Comment on passe de
la veille au sommeil. — Comment se forment les premiers
songes. — Explication de quelques rêves incohérents et
bizarres. — Double principe auquel tous les événements
du songe doivent nécessairement se rapporter. — Utilité
de connaître l’opinion des auteurs anciens et. modernes sur
plusieurs questions controversées, avant de chercher nous-
mêmes davantage à les éclaircir.
Ceux qui traitent des sciences philosophiques
et psychologiques sont convenus d’entendre par
l ’association des idées cette affinité en vertu de
laquelle les idées s’appellent les unes les autres,
soit qu’il existe entre elles Une parenté facile à re¬
connaître, soit que certaines particularités sub¬
tiles, certaines origines ou abstractions communes
deviennent un lien mystérieux qui les unit. Je
laisserai donc à cette expression sa valeur accou¬
tumée, et rappelant ici des principes que j’ai posés
plus haut, à savoir : 1° que les images du rêve
sont uniquement la représentation aux yeux de
l’esprit des objets qui occupent la pensée ; 2° que
l’image solidaire de chaque idée se présente aus¬
sitôt que cette idée surgit; je dirai : le panorama
mouvant de nos visions correspondra exactement
PREMIÈRE PARTIE.
35
au défilé des idées sensibles ; il y aura corrélation
parfaite entre le mouvement déterminé par l’as¬
sociation des idées, et révocation instantanée des
images qui viendront successivement se peindre
aux yeux de notre esprit.
La vision n’est donc que l’accessoire; le prin¬
cipal, c’est l’idée même. L’image du rêve est donc
exactement à l’idée qui l’appelle ce que l’image
de la lanterne magique est au verre éclairé qui la
produit. Cette solidarité étant bien reconnue,
cette distinction entre la cause et l’effet bien éta¬
blie, c’est uniquement la marche, l’association et,
si j’ose me servir de ce mot, la promiscuité occa¬
sionnelle des idées, en songe, qu’il faudra s’atta¬
cher à bien analyser, pour comprendre le tissu des
rêves, et pour expliquer aussi tant de complica¬
tions bizarres, tant de conceptions fantasques,
tant d’incohérences apparentes, qui ne sont plus
que des phénomènes parfaitement simples et par¬
faitement logiques, dès qu’on a pu saisir, à son
origine, l’ordre très- rationnel de leur développe¬
ment.
A l’aide de mes observations personnelles j’es¬
sayerai plus loin d’éclairer quelques sentiers per¬
dus de ce dédale ; je désire toutefois rappeler d’a¬
bord ce que tout le monde a pu constater.
Durant l’état de veille, sous l’empire des préoc¬
cupations de la vie réelle, nous guidons nos idées
36 LES RÊVES,
dans la voie qu’il nous plaît de leur assigner, et
cela sans leur permettre de vagabonder en s’échap¬
pant par les chemins de traverse. Nous avons ce¬
pendant des instants de passivité morale, pendant
lesquels nous faisons ce qu’on est convenu de
nommer réyasser. Cet état est un intermédiaire
entre la veille et le songe. Chacun s’en est aperçu
plus d’une fois en chemin de fer, alors que l’appel
d’une station ou toute autre circonstance fortuite
le rappelant brusquement au sentiment de la vie
réelle, lui a fait surprendre à l’improviste les opé¬
rations de son propre esprit. Or les principales
lois qui régissent, en songe, la marche spontanée
des idées se manifesteront dans cette situation.
La dernière pensée qui m’ait préoccupé, avant
de m’abandonner à cette rêvasserie, a été, je sup¬
pose, celle d’un ami dont j’avais reçu récemment
des nouvelles, et qui voyage en Italie pour son
plaisir. Sa lettre m’a rappelé un séjour à Rome
que je fis moi-même, et le souvenir du Colisée s’est
présenté tout aussitôt. Il m’était arrivé de rencon¬
trer au Colisée un peintre de ma connaissance,
homme excellent et de grand talent qu’une mort
prématurée devait enlever peu de temps après.
Je pense au jour où l’on vendit ses tableaux et
ses toiles inachevées. Une esquisse me revient
surtout en mémoire; elle représentait deux petits
paysans bretons pleins de grâce et de vie, s’effor-
PREMIÈRE PARTIE.
37
çant de manier, comme leurs grands frères, la
bêche pesante et le bruyant fléau. Alors, je me
reporte au temps où j’aimais, moi aussi, à m : em-'
parer des outils et des arrosoirs de notre jardi¬
nier, bien lourds pour mes bras de dix années.
Et me voilà perdu dans le flot confus des s
Lire la suite
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