Termes les plus recherchés
[PDF](+71👁️) Télécharger Le Coran, Guide De Lecture De La Bible Et Des Textes Apocryphes pdf
Le Coran, Guide De Lecture De La Bible Et Des Textes ApocryphesTélécharger gratuit Le Coran, Guide De Lecture De La Bible Et Des Textes Apocryphes pdf
CAIRN INFO
CHERCHER, REPÉRER, AVANCER
LE CORAN, GUIDE DE LECTURE DE LA BIBLE ET DES TEXTES
APOCRYPHES
Geneviève Gobillot
In Press | Pardès »
2011/2 N° 50 | pages 131 à 154
ISSN 0295-5652
ISBN 9782848352206
Article disponible en ligne à l'adresse :
https://www.cairn.info/revue-pardes-2 011-2 -page-131. htm
Pour citer cet article :
Geneviève Gobillot, « Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes
», Pardès 2011/2 (N° 50), p. 131-154.
DOI 10.3917/parde.050.0131
Distribution électronique Cairn.info pour In Press.
© In Press. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.239.134.97 - 27/06/2018 10h25. © In Près:
Le Coran, guide de lecture de la Bible
et des textes apocryphes
Geneviève Gobillot
D ans la mesure où le sujet qu’il m’a été demandé de traiter, à
savoir un aspect des rapports que le Coran établit avec la Bible et
les textes apocryphes, a été inséré dans le cadre de la question générale
intitulée : « Qui a écrit la Torah ? », il semble cohérent de le présenter à
partir des éléments de réponse que le texte coranique apporte lui-même
à cette question. Mais pour ce faire il convient de préciser d’abord un
certain nombre de définitions.
QUELQUES ÉLÉMENTS DE TERMINOLOGIE
CORANIQUE
Il n’est pas concevable d’aborder la question des rapports entre Coran,
Bible et textes apocryphes avant d’avoir examiné de quelle manière sont
représentés, précisément, dans le texte coranique, la Bible et les Écrits
apocryphes et, avant tout, par quels termes ils s’y trouvent désignés.
La notion de Bible, telle qu’elle était entendue aux VI e et VII e siècles,
même si le mot n’était pas encore devenu très courant, dans la plupart des
milieux chrétiens d’Orient comme d’Occident, à savoir le regroupement
de l’Ancien et du Nouveau Testament, n’a aucun équivalent dans le Coran.
Le terme qui s’en rapproche le plus est le mot Livre, kitâb, dans les cas où
il désigne, de manière globale, le Livre des Gens du Livre (ahl al-kitâb)
appellation qui sert à désigner non seulement les juifs et les chrétiens,
mais aussi l’ensemble des groupes religieux qui, à l’époque, se référaient
à tout ou partie de ce Livre, comme les judéo-chrétiens, les baptistes,
ainsi que diverses communautés gnostiques, y compris certains groupes
manichéens, comme cela ressort des versets qui placent les adeptes de
toutes ces communautés aux rangs des croyants L Ce même Livre, qui
PARDÈS N° 50
131
Geneviève Gobillot
Le Testament d’Abraham ("texte datant
d’environ 70 apr. J.-C., pour sa version
courte, contemporain de Esdras IV et
de L’apocalypse de Baruch, dans la
mouvance de l’Essénisme éclaté) et
du milieu du II e siècle pour la version
longue citée ici (langue utilisée).
Ce texte rapporte comment Dieu entreprit
d’aider Abraham à accepter la mort et à
quitter ce monde le cœur en paix et que,
pour ce faire, il lui enseigna qu’il était
« appelé à sortir de ce monde de vanité,
où il doit quitter son corps pour aller
vers son Souverain, parmi les bons »
(I, 7). Il dit aux anges : «Emmenez
Abraham, mon ami, au Paradis ; c’est
là que sont les tentes de mes justes
et les demeures de mes saints, Isaac
et Jacob, dans le sein de cet homme.
Là, il n’y a ni peine, ni affliction, ni
gémissement, mais paix, allégresse et
vie perpétuelle» (XX, 14).
Le Testament et la mort de Moïse (12)
titre d’un chapitre (XIX) du Livre des
Antiquités Bibliques, daté du milieu du
I er siècle av. J.-C., transmis dans une
version latine à partir des II e et III e siècles
apr. J.-C. (langue d’origine). Il s’agit, de
même, de la difficulté qu’éprouve Moïse
à quitter ce monde et des arguments qui
lui sont donnés par Dieu pour lui faire
accepter la mort.
« Je t’éveillerai, ainsi que tes pères, de
la terre d’Égypte où vous dormirez.
Vous viendrez ensemble et vous habi¬
terez une demeure immortelle qui n’est
pas soumise au temps. »
Coran (87, 16-19)
« Vous préférez la vie de ce monde,
alors que la vie dernière est meilleure
et qu’elle durera plus longtemps.
Ceci est contenu dans les premiers
feuillets : Les feuillets d’Abraham et
de Moïse »
ENCADRÉ 1
132
PARDÈS N" 50
Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes
en contient donc en réalité plusieurs 2 , apparaît comme essentiellement
composé de la Torah, terme qui désigne la totalité des textes canoniques
des juifs en langue hébraïque (adopté par les juifs au II e siècle de notre
ère), et de l’Évangile ( al-Injîl), terme générique désignant en réalité les
quatre Évangiles (en grec et en syriaque), tous cités ou évoqués au moins
une fois en divers passages du Coran. On y trouve également mention des
Psaumes (zabûr) qui, dans certains cas, désignent des textes appartenant
à la partie de la Torah qui porte ce nom, mais renvoient dans d’autres cas
à certains écrits non canoniques comme ceux que l’on a retrouvés dans
des manuscrits de la mer Morte.
Reste à se poser la question du statut des Deutérocanoniques de l’Ancien
Testament adoptés par catholiques et orthodoxes, qui figuraient pour partie
dans la Septante (définitivement rédigée au II e siècle av. J.-C., dont les plus
anciens manuscrits que l’on possède datent du IV e siècle de notre ère et dont
l’original hébreu correspond avec fidélité aux textes découverts à Qumran)
et dans la Vulgate de saint Jérôme, (fin du IV e siècle en latin, composée
à partir de la Vêtus Latina qui, venue d’Afrique, circulait en Occident, et
des écrits des Pères de l’Église) : Tohie, Judith, 1 et 2 Maccabées, Sagesse,
Ecclésiastique (= Siracide), Baruch (+ lettre de Jérémie ) et des suppléments
grecs d’Esther (chap. 10-16) et de Daniel (chap. 3, 24-90 ; 13 ; 14).
Il semble, en l’état actuel de notre recherche, presque certain que
le Coran ne tient aucun compte de ces derniers textes. En effet non
seulement il ne contient, à ce que nous avons pu trouver, aucun renvoi
ni aucune citation que l’on puisse rapporter à l’un quelconque d’entre
eux, mais encore, on constate que lorsqu’il s’agit d’apporter une preuve
scripturaire antérieure à une question essentielle, comme celle d’une vie
éternelle heureuse au-delà de la mort, au lieu de se référer par exemple
à 2 Maccabées (la résurrection des morts et les prières à faire pour eux
(12, 44-45) qui en est la référence la plus souvent évoquée à ce sujet, ou
encore à la Sagesse) 3 , le Coran préfère renvoyer à deux pseudépigraphes de
l’Ancien Testament : Le Testament de Moïse et Le Testament d’Abraham,
référence que nous avons identifiée il y a déjà plusieurs années 4 .
Il les désigne sous l’appellation de «premiers feuillets» (al-suhuf
al-ûlâ) ou «feuillets d’Abraham et de Moïse» (suhuf Ibrâhîm wa-Mûsâ).
Ils sont cités dans trois versets et particulièrement identifiables par les
deux passages suivants (encadré 1).
Le Coran cite également, sous le nom de « feuillet d’Abraham »
le Testament cl Abraham, de manière explicite à propos de l’annonce du
jugement des actes (encadré 2).
PARDÈS N° 50
133
Geneviève Gobillot
Testament d’Abraham (XII, 12-15)
« Les deux anges, à droite et à gauche,
écrivaient ; celui de droite écrivait
les actes justes, celui de gauche, les
péchés. En face de la table, celui qui
tenait la balance pesait les âmes.
L’ange flamboyant qui tenait le feu
mettait les âmes à l’épreuve du feu.
Abraham interrogea l’archistratège :
- Quel est ce spectacle que nous
voyons? Et l’archistratège lui répondit :
- Ce que tu vois, saint Abraham, c’est
le jugement et la rétribution. »
Coran
(53, 32-41)
« As-tu vu celui qui a tourné le dos :
il a peu donné, il s’est montré avare.
Détient-il la science du mystère qui
lui permettrait de le voir? N’a-t-il pas
été informé de ce que contiennent les
feuillets de Moïse et ceux d’Abraham
qui fut très fidèle? Nul ne sera chargé
du fardeau d’un autre. L’homme ne
possédera que ce qu’il aura acquis
par ses efforts. Son effort sera
reconnu et il sera ensuite pleinement
récompensé. »
Ce passage « théorise » en quelque sorte
l’exactitude du processus de rétribution
décrit dans le Testament dAbraham.
Une autre suite de versets en reprend
presque intégralement la description
imagée :
(50, 17-21).
Lorsque les deux anges envoyés à la
rencontre de l’homme sont assis à sa
droite et à sa gauche et qu’ils recueillent
ses propos, l’homme ne profère aucune
parole sans avoir auprès de lui un
observateur prêt à l’inscrire.
ENCADRÉ 2
LApocalypse dAbraham
( 1 er siècle apr. J.-C.), (XXIX, 3).
« Je regardai et je vis un homme qui
sortait du côté gauche, des païens.
Des hommes, des femmes, des enfants
vinrent du côté des païens et ils l’ado¬
raient. Alors que je regardai encore,
vinrent ceux qui étaient du côté droit
(les juifs) ; les uns se moquaient de
cet homme, d’autres le frappaient et
d’autres l’adoraient. »
Coran (20, 133)
Ils ont dit : « Que n’est-il (l’envoyé) venu
à nous avec un signe de son Seigneur ?
La preuve décisive contenue dans les
premiers feuillets ne leur est-elle pas
parvenue?»
ENCADRÉ b
134
PARDÈS N" 50
Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes
À ces deux textes, il convient de joindre XApocalypse d Abraham, mise
aussi à contribution dans le Coran au moins deux fois 5 , qui répond, elle
aussi, pour le cas qui va suivre, à l’appellation de « premiers feuillets ».
À la demande adressée à Muhammad d’un signe visant à authentifier
sa mission, le Coran renvoie explicitement à l’un des « premiers feuillets »,
lequel, selon ses propres indications, doit être attribué, soit à Abraham, soit
à Moïse. Or, le seul texte où l’on trouve trace d’une annonce correspondant
à ce motif est le passage de l’encadré 3.
Il va de soi qu’au regard de la manière dont il les prend à témoins, le
Coran considère ces trois textes pseudépigraphiques 6 comme porteurs
d’une vérité divine à propos de laquelle se pose en fait seulement la question
de son statut : révélée ou seulement inspirée ?
Le même problème se pose pour deux textes d’une importance consi¬
dérable pour l’élaboration de l’enseignement du Coran, eu égard d’une part
à l’aspect quantitatif des références qu’il en donne et d’autre part à la place
déterminante qu’il leur accorde, même si la plupart d’entre elles revêtent une
forme totalement allusive, supposant que le lecteur connaît parfaitement ces
textes et saura les reconnaître sans coup férir. Il s’agit du Livre des Jubilés
et du Livre d’Hénoch, lesquels, comme on le sait, ont été adoptés comme
canoniques exclusivement par l’Église d’Éthiopie à partir du IV e siècle mais
figurent également parmi les textes retrouvés à Qumran.
Ajoutons à cela que le nombre des pseudépigraphes, apocalypses et
apocryphes de l’Ancien, comme du Nouveau Testament auxquels le Coran
renvoie, soit par des citations précises, soit par des allusions dénuées de
toute ambiguïté, est tout à fait considérable. Cet ensemble comporte certains
apocryphes (nommés ainsi par les catholiques et appelés pseudépigraphes
par les protestants), qui étaient présents dans la Septante, comme : Esdras 1
et 4, Odes, Psaumes de Salomon, Psaume 151.
On s’aperçoit donc dès à présent que la situation n’est pas si simple que
l’on pourrait se le figurer à première vue. Dans cette optique, ce que nous
venons de voir implique les constatations suivantes.
Tout d’abord l’attitude du Coran vis-à-vis des ces textes représente une
option parmi d’autres qui s’inscrit dans le cadre d’une situation encore
instable vers la fin de l’Antiquité Tardive, tous les corpus canoniques,
en particulier, ceux des Églises chrétiennes, n’étant pas encore fixés
définitivement.
En second lieu il s’avère d’ores et déjà impossible de simplifier la ques¬
tion du milieu d’émergence du texte coranique en le réduisant à un cercle
exclusivement rabbinique, ou chrétien, ou même judéo-chrétien ou encore
PARDÈS N° 50
135
Geneviève Gobillot
gnostique ou manichéen, chacun de ces groupes y étant représentés par
un ou plusieurs passages de leurs corpus et de leurs enseignements, tandis
qu’à l’époque, ils s’excluaient le plus souvent les uns les autres, comme le
remarque d’ailleurs de manière très claire le Coran lui-même.
Enfin, pour la question des textes eux-mêmes, il est absolument
impossible de souscrire à une conclusion comme celle de Luxemberg
pour qui le Coran partirait de la pétition de principe selon laquelle les
canoniques seraient tous préférables, dans l’absolu, aux non canoniques
qui contiennent les mêmes récits 7 En réalité, le texte coranique accorde
sa préférence au coup par coup en fonction, avant tout, des contenus
respectifs de ces textes, celui d’un apocryphe étant susceptible, dans de
nombreux cas, de rendre plus fidèlement compte de la Vérité que celui
d’un canonique ou d’un deutérocanonique, comme on vient de le constater
pour la promesse de vie éternelle. Une telle attitude pourrait conduire à
revoir la notion de révélation selon le Coran, mais ce n’est pas ici le lieu
de développer cette question.
En tout cas, une chose est certaine : le Coran accorde une importance
toute spéciale à la Bible et en particulier à la Torah, à laquelle il consacre,
au moins quantitativement parlant, une attention tout à fait particulière.
Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin.
QUI A ÉCRIT LA BIBLE ET LES APOCRYPHES?
Citant, de manière tout à fait explicite et de façon littérale un Psaume,
le Coran s’exprime de la manière suivante :
«Nous avons écrit dans le Psaume» «En vérité, mes serviteurs justes
hériteront de la terre ». Cette traduction arabe in extenso du verset 29 du
Psaume 37 (encadré 4).
Ce verset a pour fonction d’authentifier une promesse faite aux croyants
qui se conforment à la parole divine. Nous ne pouvons pas entrer ici dans
les détails de son explication précise, mais il convient surtout de noter
Psaume 37, 29 (Psaume de David :
Le sort du juste et de l’impie)
Coran 21, 105
Abadaï yerithu éretz
Wa laqad katabnâ fî-z-zabûr min ba‘d
al-dhikr anna-l-arda yarithuhâ ‘ibâdî
as-sâlihûna
ENCADRÉ 4
136
PARDÈS N° 50
Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes
l'expression : « Nous avons écrit dans le Psaume, juste après la glorification
(de Dieu) 8 », qui désigne explicitement Dieu comme auteur de ce Psaume,
tel que nous pouvons l’appréhender sous sa forme écrite. Il semble que
Dieu s’attribue ici l’écriture dans la mesure où ce passage est considéré par
le Coran comme totalement authentique et non pas du point de vue de sa
matérialité, c’est-à-dire que la forme écrite coïncide exactement à ce que
Dieu a révélé. Cette lecture se trouve confirmée par comparaison avec le
contenu du passage (2, 58-59), qui fait au contraire mention d’un passage
biblique ayant subi une déformation (tahrîf) au moment de sa mise par
écrit, selon la conception coranique. L’expression utilisée est alors «Nous
avons dit» (encadré 5).
La correction que le Coran apporte à ce passage de la Torah est à
la fois complète, explicite et détaillée. En effet, non seulement il dicte
une rectification point par point du texte biblique, mais encore il prend
soin de préciser que « Ceux qui étaient injustes substituèrent une
autre parole à la parole qui leur avait été dite ». Il s’agit donc bien
de la description d’une déformation du texte par des hommes qui ont
trouvé quelque intérêt à mettre par écrit le fait que Moïse aurait donné
l’ordre, au nom de Dieu, dans un moment d’emportement, de raser une
cité, de détruire ses troupeaux et ses biens, ainsi que de tuer les femmes
et les enfants, toutes choses interdites par la Loi judaïque de la guerre
(Deutéronome 20, 10-16), règle que l’islam a d’ailleurs conservée dans
des traditions prophétiques 9. Cette loi préconise que les cités éloignées
d’Israël, même lorsqu’elles ont voulu la guerre et ont été prises par la
force, ne doivent pas être entièrement détruites : «(13) Tu en passeras
tous les mâles au fil de l’épée (14) Toutefois les femmes, les enfants,
le bétail, tout ce qui se trouve dans la ville, toutes les dépouilles, tu
les prendras comme butin 10 .» En revanche, les cités proches d’Israël
subiront un autre sort : «(16) Quant aux villes de ces peuples que Yahvé
te donne en héritage, tu n’en laisseras rien subsister de vivant. » Or,
selon Nombres 31, 1-20, Madian, cité, qui, non seulement n’a pas déclaré
la guerre à Israël, mais qui, de plus, fait partie des cités «éloignées», se
trouve traitée comme les cités « données en héritage à Israël » et qui, de
surcroît, lui avaient déclaré la guerre.
Comme dans le cas de l’incrédulité de Salomon dont la présentation
va suivre, le Coran est catégorique : Madian n’a pas pu être détruite par
les Hébreux sous la direction de Moïse. Le récit biblique qui rapporte
cette anecdote est donc le fruit d’un mensonge diffusé par des injustes qui
entendent se livrer eux-mêmes à une violence délibérée et non justifiée,
PARDÈS N° 50
137
Geneviève Gobillot
Torah
(Nombres 31, 1-20).
(7) Ils (les milliers d’Israël) firent
campagne contre Madian, comme
Yahvé l’avait ordonné à Moïse, et
tuèrent tous les mâles (9) Les Israélites
emmenèrent captives les femmes des
Madianites avec leurs petits enfants,
ils razzièrent tout leur bétail, tous leurs
troupeaux et tous leurs biens (10) Ils
mirent le feu aux villes qu’ils habitaient
ainsi qu’à tous leurs campements (11)
Puis, prenant tout leur butin, tout ce
qu’ils avaient capturé, bêtes et gens
(12) Ils emmenèrent captifs, prises et
butin à Moïse, à Eléazar le prêtre et à
toute la communauté des Israélites,
jusqu’au camp, aux steppes de Moab
qui se trouvent près du Jourdain vers
Jéricho.
(14) Moïse s’emporta contre les
commandants des forces, chefs de
milliers et chefs de centaines, qui reve¬
naient de cette expédition guerrière.
(15) Il leur dit : «Pourquoi avez-vous
laissé la vie à toutes les femmes? (16)
Ce sont elles qui, sur les conseils de
Balaam, ont été pour les Israélites
une cause d’infidélité à Yahvé dans
l’affaire de Péor ; d’où le fléau qui a sévi
sur la communauté de Yahvé (17) Tuez
donc tous les enfants mâles. Tuez aussi
toutes les femmes qui ont connu un
homme en partageant sa couche (18)
Ne laissez la vie qu’aux petites filles
qui n’ont pas partagé la couche d’un
homme et qu’elles soient à vous. »
Coran
(2, 58-59)
(58) Nous avons dit : entrez dans cette
cité; mangez de ses produits à satiété,
partout où vous voudrez ; franchissez-
en la porte en vous prosternant et dites
« Pardon » Nous vous pardonnerons
vos péchés, nous donnerons davantage
à ceux qui font le bien.
(59) Mais ceux qui étaient injustes
substituèrent une autre parole à la
parole qui leur avait été dite. Nous
avons fait tomber du ciel un courroux
pour les injustes pour prix de leur
perversité.
ENCADRÉ 5
138
PARDÈS N" 50
Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes
acte contre lequel ils sont mis en garde tout de suite après, au verset 2, 59 :
«Mangez et buvez des biens que Dieu vous a accordés ; n’usez pas de
violence sur la terre, en causant des dégâts. »
Il est intéressant de noter que les commentaires rabbiniques avaient en
quelque sorte « épinglé » auparavant ce passage biblique en remarquant
que Moïse n’aurait pas, apparemment, dans le cas de cette cité, respecté
la Loi de la guerre. Leur méditation sur ce point délicat a conduit leurs
auteurs, du moins d’après les textes parvenus jusqu’à nous, à proposer
une justification à ce geste en présentant Madian comme une exception
absolue, du fait que ses femmes avaient détourné par leurs séductions
les Judéens de l’adoration de Yahvé. Sa destruction devient alors, selon
cette interprétation, une conséquence de la colère de Dieu et non plus une
initiative personnelle de Moïse :
Jusqu’alors Israël avait le devoir de ne combattre une ville des païens que
si elle refusait la paix proposée au préalable, mais maintenant il devait
procéder immédiatement aux hostilités ; alors qu’auparavant il avait
l’interdiction de détruire les arbres entourant la ville, à présent il devait
détruire sans merci tout ce qui se trouvait sur son chemin. Cette colère
de Dieu contre ceux qui avaient conduit Israël au péché était justifiée, car
« un tentateur qui pousse au péché est pire qu’un assassin, car celui qui
en tue un autre le dérobe à ce monde seulement, mais celui qui pousse au
péché le dépouille de ce monde et du monde à venir» n.
Ces deux exemples, qui pourraient être renforcés par beaucoup d’autres,
permettent d’accéder à la question essentielle du thème du commentaire
des Écritures par le Coran ; celui de la déformation des textes dictés par
Dieu au moment de leur mise par écrit par des scribes, comme le rappelle
les versets suivants : (2, 79) «Malheur à ceux qui écrivent l’écriture de
leurs mains et qui disent ensuite : Ceci vient de Dieu. »
(2, 75) «Ils ont altéré (yuharrifûna) la Parole de Dieu après l’avoir
correctement comprise» (min ba’d mâ ‘aqâlûhû).
(2, 102) « Ils ont approuvé ce que les démons leur racontaient touchant
les possessions ( mulk ) de Salomon. Salomon ne fut pas mécréant, mais
les démons sont mécréants. »
La réponse à la question de l’origine des textes sacrés apparaît alors
d’elle-même : les Écritures viennent de Dieu. Leur totalité compose le
Livre de Dieu et elles sont, d’une manière ou d’une autre, avec ou sans
intermédiaire, dictées par lui et l’écrit est censé être la fidèle reproduction
de cette dictée, au point que Dieu peut dire : « Nous avons écrit. » Mais
PARDÈS N° 50
139
Geneviève Gobillot
dans divers cas, les scribes les ont déformées en les mettant par écrit.
La tâche du Coran est donc d’apporter le véritable texte, pour restituer
intégralement le Livre de Dieu qui ligure sur la tablette céleste. De ce fait
il apparaît que lui-même n’est pas la totalité du Livre de Dieu. Il compose,
avec les passages authentiques des autres Écritures, ce Livre de Dieu, mais
ce qui le distingue est le fait qu’il apporte les principes qui permettent
de distinguer le vrai du faux des Écritures, selon un modèle exposé avec
précision dans le Roman pseudo-clémentin, à savoir qu’il faut rejeter tout
ce qui peut permettre de porter un regard critique sur Dieu, sur un prophète
ou même un personnage juste des Écritures :
(II, 52,1-3) « C’est avec raison que, allant au devant des sentiments impies,
je ne crois rien de ce qui est contraire à Dieu ou aux justes qui sont
mentionnés dans la Loi» (c’est-à-dire la Révélation faite à Moïse).
(II, 52,1-3) J’en suis persuadé, Adam ne commettait pas de transgression,
lui qui fut conçu par les mains de Dieu, Noé ne s’enivrait pas, lui qui a
été trouvé l’homme le plus juste du monde entier ; Abraham n’était pas
uni à trois femmes en même temps, lui dont la tempérance lui a valu
d’avoir une nombreuse postérité : Jacob non plus n’avait pas de rapports
intimes avec quatre femmes, dont deux étaient même sœurs, lui qui a été
le père de douze tribus et qui a annoncé la venue de notre Maître. Moïse
n’était pas un meurtrier et ce n’est pas auprès d’un prêtre des idoles qu’il
apprenait à juger, lui qui a été le prophète de la Loi de Dieu pour le monde
entier et dont on a témoigné qu’il a été, par la droiture de sa pensée, un
intendant Bdèle 12 .
6 .
Notons que, dans cette optique, le Coran fait état d’un repentir immédiat
d’Adam (C. 2, 36-37) et de Moïse (C. 28, 15-16) et ne fait aucune allusion
à l’ivresse de Noé, ni aux femmes de Jacob.
Enfin (encadré 6) :
Homélies, II, 38, 1
Peu de temps après (sa révélation à
Moïse) la Loi, mise par écrit, accueillit
certains ajouts et des mensonges
hostiles au Dieu unique, créateur du
ciel et de la terre et de tout ce qu’ils
contiennent ; le Mauvais avait eu
l’audace d’en être l’exécuteur pour
une juste raison (à savoir mettre les
hommes à l’épreuve conformément à
une volonté divine) 13 .
ENCADRÉ 6
Coran (2, 102)
«Ils (les gens du livre et en particulier les
juifs qui ont mis par écrit la Révélation.
Ce passage doit être complété par un
autre verset (2, 79) : “Ceux qui écri¬
vent l’écriture de leurs mains”) ont
approuvé ce que les démons leur
racontaient touchant les possessions
( mulk ) de Salomon. Salomon ne fut
pas mécréant, mais les démons sont
mécréants. »
140
PARDÈS N" 50
Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes
Nous avons eu l’occasion, au cours de plusieurs communications et
publications d’établir le fait qu’il s’agit là du véritable sens de la notion
d’abrogation et de démontrer que celle-ci ne s’applique en aucun cas au
texte du Coran lui-même, contrairement à ce qu’ont estimé la plupart des
commentateurs 14 .
COMMENT S'ÉTABLIT LE COMMENTAIRE
DES ÉCRITURES DANS LE CORAN
V
A partir de ce qui précède il est possible de mieux saisir le fonction¬
nement du Coran, commentaire, explication, et dévoilement du sens des
Écritures, rôle qu’il s’attribue à lui-même de la manière la plus claire 15 .
Ce commentaire procède par deux procédés essentiellement :
1. Correction par rejet total d’un contenu, comme on vient d’en voir
l’exemple à propos de l’histoire de Madyan. On peut y ajouter celui du
kufr de Salomon du verset 2, 102 16 .
2. Correction d’un sens par modification, cette modification allant
parfois dans le sens d’interrogations soulevées auparavant par la tradition
rabbinique elle-même, mais aussi par des critiques judéo-chrétiennes,
chrétiennes, voire manichéennes.
Nous en donnerons ici un seul exemple : celui du repentir de Salomon,
la question du mulk Sulaymân (verset 2, 102). Au nom de valeurs morales
et religieuses, mais aussi de la préservation de la loi deutéronomique.
Le verset 2, 102, dont l’un des thèmes centraux est la tromperie que
les démons ont exercée sur les Gens du Livre, se présente, dès le premier
abord, comme la correction d’une fausse croyance qu’ils auraient adoptée
concernant Salomon.
Ce verset a pourtant posé de grands problèmes, en particulier aux
orientalistes. Sa longueur a paru suspecte, entre autres, à Blachère, qui
y a même vu une interpolation 17 .
La traduction de Denise Masson qui suit rend compte de l’explication
donnée de manière générale par les exégètes musulmans : « Ils ont
approuvé ce que les démons leur racontaient touchant le règne de
Salomon. »
Ce début de verset a été traditionnellement interprété par les commen¬
tateurs - qui ont conféré au mot mulk l’acception univoque de « royauté »,
« règne », ou encore « pouvoir royal », en s’appuyant sur la partie du texte
qui fait suite - comme le fait que les démons auraient usé de ruse pour
PARDÈS N° 50
141
Geneviève Gobillot
faire croire que Salomon avait acquis la puissance qui a été la sienne
par des pratiques de sorcellerie. Meier Bar Asher a donné une excellente
synthèse des explications de ce verset dans les tafâsîr (commentaires) :
« Le lien entre Salomon et Hârut et Mârût, mentionnés dans le même
contexte, réside dans la magie. Salomon qui, déjà, dans la tradition
juive est maître de magie, est décrit très longuement dans la tradition
musulmane postcoranique comme un homme que les démons auraient
tenté de séduire. Lorsqu’ils échouèrent dans cette entreprise, ils rédigèrent
des livres de sorcellerie et les placèrent sous le trône de Salomon pour
salir sa réputation. Après la mort de ce dernier, les démons dirent aux
puissances du royaume : “Si vous voulez connaître les moyens grâce
auxquels Salomon exerçait un pouvoir absolu sur les hommes, les démons
et les esprits, creusez sous son trône et vous y trouverez les livres de
sorcellerie dont il se servait. Mais Dieu protégea Salomon de toutes les
calomnies qui le menaçaient, comme le souligne le Coran : ‘Salomon
n’était pas incrédule, mais les démons sont incrédules’ 18.”»
Outre le fait qu’il s’agit d’un récit désigné avec justesse par ce spécialiste
comme postcoranique, alors que le Coran précise lui-même qu’il fait
allusion à une croyance qui a précédé dans le temps sa propre apparition,
il est un peu surprenant que ces commentateurs n’aient pas vu, dans un
autre passage coranique consacré à l’histoire de Salomon, les éléments qui
vont, précisément, à l’encontre de cette hypothèse. En effet, les versets 30
à 40 de la sourate 38 ne font aucun mystère de la maîtrise, par Salomon,
de pouvoirs surnaturels qu’ils présentent de manière d’ailleurs tout à fait
conforme à la tradition rabbinique, selon laquelle ils lui ont été conférés
par pure grâce divine.
Or, s’il existe sur ce point une adéquation presque totale entre le Coran
et les commentaires du midrash, rien en revanche ne permet de penser
que quelque tradition religieuse que ce soit, juive ou chrétienne, ait avancé
l’idée que Salomon pratiquait pour son propre intérêt une sorcellerie, au
sens de tentative de transformer les lois de la nature, sortant du cadre des
pouvoirs que Dieu lui avait lui-même conférés. Même le corpus apocryphe
intitulé Testament de Salomon garde une position tout à fait conforme à
la tradition juive sur ce point, en dépit de l’intérêt qu’il porte au surnaturel
et en particulier à la démonologie. Les seules attestations que l’on ait de
récits pouvant renvoyer à cette pratique ont circulé dans des milieux très
fermés de tradition grecque ou gnostique.
Le Coran visait-il cette infime minorité ? Cette hypothèse apparaît
comme impossible dans la mesure où ceux qui sont mis en cause dans le
142
PARDÈS N" 50
Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes
contexte du passage 2,99-102 sont précisément décrits comme « nombreux »
et même «majoritaires» : Aktharuhum c’est-à-dire la plupart d’entre eux,
et que ce sont bien des Gens du Livre (101) : «Ceux auxquels le Livre a
été donné», c’est-à-dire, juifs et chrétiens confondus. On se trouverait donc
devant un problème quasiment insoluble si le texte n’offrait par lui-même
d’autres possibilités de lecture.
Tout d’abord, si l’on prête attention à l’acception précise des termes
utilisés par le Coran dans le verset 2, 102, on s’aperçoit que l’intervention
imputée aux démons correspond en réalité à un discours « lu » et même
modulé, comme le texte sacré, le verbe tal... correspondant à ce sens, et
non pas à l’idée de suggérer, de susurrer ou encore de raconter une histoire,
qu’elle soit mensongère ou non. Il s’agit d’une récitation « qui suit » littéra¬
lement des lignes écrites ou une psalmodie Ainsi, en aucun cas ce verbe
tal... ne peut correspondre au type de discours tenu par les démons aux
hommes selon les exégètes : « Regardez sous le trône de Salomon, etc. »,
qui se présente comme une information transmise oralement et de manière
furtive à certains individus. En réalité les démons sont représentés dans le
verset coranique comme trompant les hommes à travers l’apparence de la
transmission d’une vérité révélée, par la mise en scène d’une psalmodie
destinée à rendre vraisemblable le discours illusoire qu’ils veulent imposer,
comme l’avait clairement vu al-Biqâ’î 19 .
Cette histoire psalmodiée par les démons ayant été adoptée par « la
plupart» des Gens du Livre, indistinctement juifs et chrétiens, il ne peut
donc pas s’agir de traditions spécifiques à des milieux juifs que les chrétiens
auraient pu ignorer, ou réciproquement, mais d’un texte officiellement
commun aux deux groupes. Or, le seul qui réponde à cette caractéristique
est, sans aucun doute possible, la Bible elle-même, à savoir le «Livre qui
leur a été donné». Ce Livre doit contenir une information concernant
Salomon qui serait présentée différemment dans « le Livre de Dieu », à
savoir, ici, le Coran conçu comme un reflet terrestre fidèle de contenus du
Livre divin céleste que ces gens ont rejetés. En effet, c’est consécutivement
à ce rejet - précision marquée par la particule «wa» (wa-atba’û) qui
inaugure le verset 2,102 - que la plupart des Gens du Livre ont adopté cette
information illusoire présentée comme une révélation par les démons. Cette
vision des choses se trouve encore renforcée par le fait que musaddiqan
(verset 2, 101) : «Le prophète de Dieu venu faire ressortir la vérité de ce
qu’ils avaient reçu 20 », à la différence (versets 10,37 et 12,111) 21 , ne signifie
pas confirmer, comme beaucoup de traducteurs l’ont supposé, mais apporte
une nuance différente. Il s’agit de : « rendre vrai », de « faire ressortir la vérité
PARDÈS N° 50
143
Geneviève Gobillot
de» (litt. : «faire être vrai ») et non pas simplement : «déclarer authentique ».
Ainsi, le Coran entend parfois confirmer et parfois faire ressortir la vérité
des Écritures antérieures, ce qui est tout à fait différent.
Or, le contenu d’un seul passage coranique répond à la définition qui
précède pour ce qui concerne Salomon. Il s’agit des versets 31 à 40 de
la sourate 38, qui relatent le repentir de ce roi / prophète, lequel tue de
sa propre main les cavales auxquelles il avait attaché tant d’importance,
Sourate 38 : « (31) Quant un soir on lui présenta les nobles cavales, (32)
il dit : “j’ai préféré l’amour du bien possédé (ou de la possession) (hubb
al-kayr) à la mention de mon Seigneur”, jusqu’à ce que ces chevaux
aient disparu derrière le voile. (33) Ramenez-les-moi. Il se mit alors à
leur trancher les jarrets et le cou. (34) Oui nous avons éprouvé Salomon
en plaçant un corps sur son trône ; mais il se repentit ensuite. »
Nous venons d’évoquer la « mise en lumière de la vérité » par le Coran
qui se présente lui-même de façon récurrente comme apportant le vrai sens
des Écritures. Or, ici ce sens, et même pourrait-on dire, sa formulation,
coïncident presque mot à mot avec la tradition rabbinique qui propose l’ex¬
plication suivante : « Saisissant Salomon, qui s’était séparé de sa bague
protectrice, Asmodée le lança à quatre cents parasanges de Jérusalem ;
ensuite il se fit passer pour le roi 22 [...]. “Salomon voyagea durant trois
longues années, mendiant de ville en ville, de pays en pays, expiant
les trois péchés de sa vie : avoir multiplié les chevaux, les richesses
et les femmes [...] Le Sanhédrin donna l’anneau magique du roi au
mendiant voyageur qui se disait lui-même Salomon et le fit paraître
devant celui qui occupait le trône . Sitôt qu’Asmodée aperçut le véritable
roi protégé de son anneau magique, il s’enfuit précipitamment” 22 . »
La seule différence importante est que, selon le Coran, Salomon va en
quelque sorte «plus loin» que dans le midrash en tuant lui-même ses
cavales. Néanmoins il va de soi que ce n’est pas ce midrash que le Coran
entend avant tout « rendre vrai » ici, mais bien les textes, communs aux
Gens du Livre, que le midrash avant lui a commenté et tenté de nuancer,
à savoir les passages de la Bible traitant de ce sujet. Il s’agit en premier
lieu d’un passage du livre des Rois : (1 Rois 5,6) : « Salomon avait pour
le service de ses chars quatre mille stalles et douze mille chevaux» et
aussi (1 Rois 10,26-29) : « Salomon rassembla des chars et des chevaux ;
il eut mille quatre cents chars et douze mille chevaux et les cantonna
dans les villes des chars et près du roi à Jérusalem. Le roi fit que l’argent
à Jérusalem était aussi commun que les cailloux. Un char était livré
d’Égypte pour six cents sicles d’argent 24 .»
144
PARDÈS N" 50
Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes
Comme chacun le sait, le livre des Rois, pas plus que les Chroniques
(II Chroniques, 1, 14-17 et 9, 25), qui contiennent le même récit, ne fait
allusion à un repentir de Salomon comparable à celui de David à propos
de Urie, comme le fait le Coran 25 . C’est aussi pourquoi le midrash
exprime une sorte de désapprobation du fait qu’il soit montré comme ayant
enfreint, selon ces textes, une loi révélée à Moïse, celle qui concerne les
possessions du roi : « Quand Salomon, au comble de la richesse et de la
prospérité, devint oublieux de son Dieu et, à l’encontre des injonctions
de la Torah faites aux rois, multiplia les épouses, fut obsédé par le
désir de posséder de nombreux chevaux et beaucoup d’or, le livre du
Deutéronome se présenta devant Dieu et dit : “Seigneur du monde,
Salomon veut m’ôter un yod, car tu as écrit : ‘le roi ne multipliera
pas les chevaux pour lui-même, de même qu’il ne multipliera pas les
femmes et qu’il ne multipliera pas ses possessions d’argent et d’or’ ” ;
mais Salomon a acquis de nombreux chevaux, de nombreuses femmes
et énormément d’argent et d’or. Alors Dieu dit : “Sur ta vie, Salomon
et cent autres de son espèce seront anéantis avant qu’une seule de tes
lettres soit effacée.” 26 »
Ainsi, c’est à travers le thème des possessions de Salomon (autre sens
de mulk en arabe) que peut être établi un lien avec le début du verset 2,102
qui, précisément, annonce que le plus grand nombre des Gens du Livre
(juifs et chrétiens) ont pris « à la lettre » ce qui était écrit dans ce passage
de 1 Rois 5-6, à savoir, entre autres, que Salomon aurait impunément gardé
toute sa vie des richesses qu’il n’aurait pas dû accumuler. Autrement dit, ce
que les démons auraient fait ici accroire aux Gens du Livre qui ont rejeté
le Coran, c’est que Salomon ne se serait pas repenti de ce manquement à
la Loi. C’est en effet ce point que le Coran «rectifie » en 38, 31-34, dans le
même sens que le midrash. L’idée défendue en Coran 2, 102 est donc qu’il
serait par trop contradictoire que Dieu soit allé, à travers l’exemple de l’un
de ses prophètes (ce que Salomon est pour le Coran), à l’encontre de sa
propre loi. Il ne serait donc pas l’auteur des deux passages des Rois et des
Chroniques cités plus haut tels qu’ils se présentent dans la Bible, une telle
ambiguïté par lacune du texte ne pouvant être due qu’à une formulation
erronée provenant des démons.
On se trouve ici devant l’étroite imbrication de deux principes : un
principe théologique selon lequel il faut rectifier, littéralement « rétablir la
vérité » des passages des textes antérieurs qui, selon la logique coranique,
ne peuvent pas représenter la réalité de la révélation divine, et un principe
de jurisprudence qui consiste à faire dépendre ce jugement du respect
PARDÈS N° 50
145
Geneviève Gobillot
inconditionnel d’une Loi révélée dans la Torah, en l’occurrence, la loi
du Roi.
Le Coran rappelle en effet par un détail précis que l’amour de Salomon
pour les chevaux n’est qu’une partie des intérêts terrestres qui ont été
susceptibles de le détourner de son devoir envers Dieu, les termes utilisés
évoquant de façon claire cette loi du Roi : « J’ai préféré l’amour du bien
(des possessions) (litt. : Ahbabtu hubb al-kayr) à la mention de mon
Seigneur. » Le verset, dans lequel on aurait pu s’attendre à trouver une
reprise du mot « cavales », prend soin d’élargir ici le sens à tous les biens
(kayr), c’est-à-dire aux possessions en général, qui peuvent détourner
de Dieu, comme cela apparaît en Deutéronome (17, 16) : «Votre roi ne
devra pas posséder un grand nombre de chevaux, ni envoyer des gens
en acheter en Égypte, car le Seigneur vous a dit que vous n’auriez plus
à retourner dans ce pays. (17) Il ne devra pas avoir de nombreuses
épouses, ce qui le détournerait de Dieu, ni accumuler beaucoup d’argent
et d’or. » Ces possessions sont de trois catégories, qui correspondent
aux trois péchés évoqués par la tradition rabbinique : multiplication des
chevaux, des femmes et des métaux précieux 27
Ainsi, selon le Coran en 2,102 les passages de 1 Rois et de 2 Chroniques
sont à rectifier, non pas sur le fait que Salomon ait possédé toutes ces
richesses, ce qui est avéré pour le Coran comme pour le midrash, mais
dans la manière incomplète dont ils le présentent, comme une situation
sur laquelle il n’aurait, justement, pas «fait retour» par son repentir.
Dans le Coran, autour de ce fragment, Dieu, présenté comme l’auteur
du texte biblique, agit en même temps en théologien au sens où il donne
la clé de la correction des passages bibliques relatifs aux possessions de
Salomon et en juriste dans la mesure où il module sa propre loi, la loi du
roi, en la rendant plus exigeante, puisque pour se repentir, Salomon a tué
ses cavales de sa main, c’est-à-dire qu’il s’est séparé volontairement de
toutes ses richesses matérielles, ce qui n’est pas précisé dans le midrash.
Ajoutons qu’en 38, 31-40 le Coran écarte définitivement même l’ombre
de tout soupçon de pratique d’une magie illicite par Salomon en plaçant
l’évocation de ses pouvoirs surnaturels après l’épisode du repentir et en
soulignant que c’est suite à ce «retour» que Dieu lui a conféré, sur sa
demande, ces capacités : Coran 38 (33-39) : «(33) Oui nous avons éprouvé
Salomon en plaçant un corps sur son trône, mais il se repentit ensuite.
(34) Seigneur, s’écria-t-il, pardonne-moi mes fautes et donne-moi un
pouvoir tel que nul autre après moi ne puisse en avoir de pareil. Tu es
146
PARDÈS N" 50
Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes
le dispensateur suprême. » De même, selon le Coran, Adam et Moïse se
sont repentis et Dieu leur a pardonné.
Cette réhabilitation de Salomon qui a détruit de ses propres mains son
mulk au sens de possession rend en même temps toute sa dignité à son
mulk en tant que règne, thème essentiel du Coran qu’il serait trop long de
développer entièrement ici.
EXEMPLE D'ABROGATION CONJOINTE D'UN
PASSAGE BIBLIQUE ET D'UN TEXTE APOCRYPHE
Un dernier exemple permet de voir que cette méthode de relecture
des Écritures peut toucher, conjointement, un texte canonique et un texte
apocryphe. Il s’agit du passage relatif à Abraham au chêne de Mambré
(encadré 7).
On notera tout d’abord la différence concernant l’échange de salutations
entre Abraham et les anges. Cet échange comporte deux aspects : un geste
de politesse, qui consiste à s’approcher de l’autre, et une expression verbale
du salut. Dans la Torah, c’est Abraham qui accomplit les deux puisqu’il se
lève et s’avance en courant vers les visiteurs, puis les salue sans attendre,
en se prosternant. Il n’est pas précisé que ceux-ci ont répondu à son salut.
Dans le Testament d Abraham, il se lève et s’avance, mais c’est l’ange qui le
salue le premier et Abraham lui répond. Dans le Coran, ce sont les anges,
dont le nombre n’est pas précisé, l’utilisation du pluriel à leur sujet allant
néanmoins dans le sens d’une confirmation de celui de la Torah 28 , qui
s’avancent, puis qui saluent les premiers, rectification mettant clairement
en évidence la dignité d’Abraham. Ces modifications entrent dans le cadre
de la représentation particulièrement positive des prophètes et des justes
cités dans l’Écriture que le Coran entend défendre et illustrer. De plus, la
progression d’un texte à l’autre permet de suggérer que cette conception
des choses a pu être l’objet d’une évolution dans le temps, l’apocryphe
semblant avoir amorcé une tendance à laquelle le Coran apporte en quelque
sorte la touche finale en laissant percevoir une certaine forme de préséance
d’Abraham sur les messagers venus à lui.
Mais le passage le plus intéressant concerne le repas. Dans la Torah,
les trois visiteurs, qui ne sont d’ailleurs pas présentés comme des anges,
mais bien comme des hommes, mangent, tout simplement, le veau préparé
par Abraham. Comme l’a précisé Pierre Crapon de Caprona, l’ange est un
PARDÈS N° 50
147
Genèse 18
(2) Ayant levé les yeux, voilà
qu’il (Abraham) vit trois
hommes qui se tenaient
debout près de lui ; dès qu’il
les vit, il courut de l’entrée
de la tente à leur rencontre
et se prosterna à terre. (3) Il
dit : «Monseigneur, je t’en
prie, si j’ai trouvé grâce
à tes yeux, veuille ne pas
passer près de ton serviteur
sans t’arrêter [...]»
(8) Il prit du caillé, du lait,
le veau qu’il avait apprêté
et plaça le tout devant
eux ; il se tenait debout
près d’eux, sous l’arbre et
ils mangèrent.
(23) Les hommes partirent
de là et allèrent à Sodome.
(Selon la suite du texte, seuls
deux d’entre eux arrivent à
Sodome.)
Testament d’Abraham,
II, 2-3
Lorsqu’il (Abraham) vit
l’Archistratège Michel qui
venait de loin comme un
soldat de noble prestance, il
se leva et alla à sa rencontre,
selon son habitude d’aller
au-devant des étrangers et
de les accueillir.
(L’Archistratège salue le
premier Abraham, qui lui
rend son salut.)
IV, 9-10 : « L’Archistratège
dit : Seigneur, tous les
Lire la suite
- 816.74 KB
- 15
Vous recherchez le terme ""

71


46