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CONGO MÉCONNU
Digitized by the Internet Archive
in 2017 with funding from
Princeton Theological Seminary Library
https://archive.org/details/lecongomeconnu00dybo_0
I-C Oon^o iiiécoiiiiu.
IM. I, Kronlispic**.
JEAN DYBOWSKI
Inspecteur général de l’Agriculture coloniale.
O O O
LE
CONGO MÉCONNU
OUVRAGE ILLUSTRÉ
DE 57 GRAVURES TIRÉES HORS TEXTE
ET d’une carte en NOIR
PRÉFACE DE M. J.-L. DE LANESSAN
Député
Ancien Gouverneur général de lIndo-Chine
Ancien Ministre.
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C‘^
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1912
PRÉFACE
E Congo méconnu de M. Dybowski est le
I À livre d’un explorateur qui sait voir et qui a vu.
C’est, par conséquent, un livre qu’il faut lire si
l’on veut avoir une idée exacte du Congo français.
Après avoir parcouru le Congo dans tous les sens,
M. Dybowski, avant de formuler son jugement
sur lui, a eu l’occasion de voir d’autres colonies,
de diriger des œuvres coloniales importantes, de
connaître pratiquement tes affaires commerciales et
industrielles qui se traitent dans les colonies, de
se rendre compte, par conséquent, des difficultés
de la colonisation et des exigences qu’elle comporte.
Le Congo a, visiblement, gagné toutes ses sympa-
thies, tandis qu’étant jeune il le parcourait. L’é-
preuve du temps et V expérience ne les ont pas fait
disparaître. Elles se manifestent avec une franchise
d’autant plus séduisante que l’auteur ne dissimule
aucune des erreurs ou des fautes commises par nos
administrations coloniales.
LE CONGO MÉCONNU.
En lisant sa description de Libreville, isolé
entre la mer el la forêt, sans aucune route de péné-
tration vers Vintérieur, je revois, en 1912, ce que
je vis dans ce pays en 1863. On y a bâti quelques
établissements ou maisons qui n'existaient pas à
cette tointaine époque, mais on n'a pas fait une
rouie en plus de celles que j'ai pu suivre il y a qua-
ranie-neuj ans. Si l'on admet que, sans voies de
communication, il n'y a pas de colonisation pos-
sible, on apprécie par ce seul fait la négligence
dont a été victime notre œuvre congolaise.
Pendant longtemps on a cru qu'it n'y avait à peu
près rien à faire au Congo, que ta terre y était en
majeure partie infertile ou non cultivable, que les
habitants y faisaient défaut, que la vie des Européens
y était rendue à peu près impossible par la rigueur
du climat et que, par suite, it était inutile que la
France y fit des sacrifices en hommes ou en argent.
En 1900, alors que la conquête était réalisée el que
nous aurions dû, sans retard, organiser le pays,
notre œuvre semble s'arrêter : V Administration
abandonne la mise en valeur du Congo à des so-
ciétés, dont la plupart n'avaient rien de ce qui
était nécessaire pour atteindre un tel résultat.
Peut-être n'avons-nous commencé à croire à la
valeur du Congo qu'à partir du jour où nous
avons vu l’empire germanique le convoiter. Ce
jour-là, nous avons pu apprécier ce que vaudrait
PRÉFACE.
Libreville comme port de commerce el base d’une
flotte de guerre. Peut-être avons-nous compris
aussi quelle importance ce port prendrait s’il
était relié par une voie ferrée aux fleuves intérieurs;
peut-être s’est-on dit, dans nos Administrations
coloniales, qu’il y a des sacrifices à faire pour
mettre le Congo en valeur.
M. Dybowski s’esi visiblement donné pour but
de faire cette démonstration, et l’on ne saurait
contester qu’il y ail pleinement réussi. Il est im-
possible d’établir plus rigoureusement qu’il ne
l’a fait V existence, au Congo, de populations assez
nombreuses pour fournir tous les bras dont les
colons auraient besoin, tellement misérables qu’il
serait facile de les déterminer à travailler en vue
d’un bien-être dont elles sentiraient vite le prix,
et assez habituées, dans certaines régions, à la
culture du sol pour qu’on puisse aisément les
dresser à nos procédés agricoles.
Toute la partie de notre Congo qui a été jusqu’à
ce jour la plus délaissée, parce que, dans son état
actuel, sa pénétration est fort difficile, c’est-à-dire
tout l’ensemble des régions qui s’étendent entre la
mer et le grand fleuve africain, est formée de terres
d’une admirable fertilité, facilement irrigables en
vue de leur arrosage ou de l’écoulement du surplus
des eaux, el parfaitement aptes à recevoir toutes
les cultures des pays chauds, depuis le cacao ou le
LE CONGO MÉCONNU.
café jusqu’aux lianes et arbres à caoulchouc.
Elles sont assez vastes pour que les colons les plus
actifs puissent y affluer pendant un siècle.
A ces terres de haute valeur la main-d’œuvre ne
fera pas défaut le jour où des voies de communi-
cation permettront aux populations fétichistes
de se répandre à travers le pays.
Ces populations sont celles que M. Dybowski
considère avec raison comme les plus capables de
fournir des bras aux colons. Elles sont très douces,
même, comme il le fait observer, lorsqu’elles
s’adonnent à l’anthropophagie pour s’alimenter de
viande, - — pratique appliquée du reste aux seuls
ennemis tués dans les combats ou aux malfai-
teurs condamnés à mort par les chefs des vil-
lages. Elles sont, de plus, habituées à la vie
sédentaire et d la culture du sol, dont elles vivent
exclusivement dans les rares villages situés loin
des fleuves et qui ne peuvent pas s’adonner à la
pêche.
C’est parmi ces populations que les tribus mu-
sulmanes capturent les jeunes hommes, les femmes
et les enfants dont ils font des esclaves. Le seul
fait d’être protégées contre l’abominable exploita-
tion dont elles sont les victimes désignées, mais non
résignées, suffit pour leur faire accepter avec satis-
faction la présence des Européens. Lorsque ceux-ci
savent ajouter à leur protection les moyens de faire
(vin)
PRÉFACE.
gagner à ces malheureux de quoi se procurer
quelque bien-êlre par un travail modéré, ils s’atta-
chent rapidement à nos postes militaires ou à nos
cotons.
Le jour où ta colonisation française voudra
faire les sacrifices nécessaires pour défricher les excel-
lentes terres des bords de VOgôoué, du Congo, etc.,
ce ne sont pas, affirme M. Dybowski, les tra-
vailleurs qui lui feront défaut, à la condition, bien
entendu, que ceux-ci soient traités avec bienveil-
lance, convenablement payés, soignés dans leurs
maladies, elc.
Dans ces conditions, on les verra, sans aucun
doute, se livrer au travail qui, dans les climats
très chauds, doit nécessairement être modéré. Petit
à petit, le goût du bien-êlre leur viendra, elles s’at-
tacheront à cultiver le sol pour elles-mêmes en
même temps que pour les colons, et la richesse
naîtra dans une région où, actuellement, ne vivent
que des plantes et des animaux sauvages.
Je crois devoir ajouter que la mise en culture
de ces terres devant être fort coûteuse, à cause des
défrichements qu’il faudra d’abord opérer, le
concours financier de V Administration congolaise
me paraît indispensable à la réussite de la coloni-
sation européenne. La question est délicate, en raison
des abus qui pourraient résulter d’ une organisa-
tion défectueuse de l’aide financière de V Adminis-
LE CONGO MÉCONNU.
Iration, mais je la considère comme ayant une très
grande importance.
On s'imagine trop volontiers en France, surtout
dans les milieux administratifs, qu'il suffit de
donner à un colon de la terre dans une colonie tro-
picale pour qu'il y puisse devenir riche. N'a-t-on
pas vu pousser vers les colonies une foule de pauvres
gens n'ayant guère que leurs bras et les illusions
que l'on avait fait naître dans leur esprit ? Ne sait-
on pas que la plupart de nos colonies ont été, à de
certaines heures, déconsidérées par la ruine de
colons qu'elles avaient elles-mêmes imprudemment
attirés, en faisant miroiter à leurs yeux qu'ils au-
raient des terres pour rien ou presque pour rien
et que ces terres étaient capables d'enrichir leurs
cultivateurs en quelques années, tant était grande
leur ferlilité, tant était étendue la liste des plantes
que l'on y pourrait cultiver. Des colons ne dispo-
sant que de quelques milliers de francs, n’ayant
parfois jamais pratiqué aucune culture, ne sachant
rien des pays où ils étaient attirés, voyaient fondre
en quelques mois leur maigre pécule, souvent même
avant d’avoir pu donner un coup de pioche dans la
« terre promise ».
Il y a bien des années, allant en Cochinchine,
je rencontrai sur le navire de guerre où j'étais
embarqué un ancien élève en pharmacie de Paris
que je remarquai tout de suite, à cause de l'intelli-
PRÉFACE.
gence supérieure à la moyenne et des connais-
sances très étendues que révélait sa conversation.
Nous eûmes vite fait de nous lier. Un soir, sur le
pont, dans la mer Rouge, par une nuit admirable-
ment étoilée, il crut devoir me prendre pour confi-
dent de ses chagrins et de ses projets. Il quittait la
France à la suite de déboires produits par un
mariage manqué dans des conditions très pénibles
pour son amour-propre, et il allait en Cochinchine
avec la résolution d’y devenir colon, d’y faire de la
culture. Laquelle ? Il n’en savait rien. Sur quel
point de la colonie ? Il ne le savait pas davantage.
Il aviserait à la solution de ces questions après
son arrivée à Saigon. Et pour attendre cette solu-
tion, il disposait de dix-huit cents francs en billets,
cousus dans la doublure de son paletot : toute sa
fortune.
Lorsqu’il eut achevé son récit, je lui répondis,
en souriant, par ces simptes mots : « Entre la
misère qui vous attend là-bas et la mort dans celle
mer calme, chaude, argentée par la lumière de la
lune et des étoiles, voire choix ne saurait être dou-
teux ; franchissez le bastingage, je vous promets
de ne point appeler au secours. » Sachant l’amitié
naissante qu’il m’avait inspirée, il s’effondrait
sous une profonde stupéfaction. Je dus lui exposer
combien était folle sa conduite, combien seraient
dures ses désillusions, vers quelle misère matérielle
LE CONGO MÉCONNU.
et quelle désespérance morale il courait. A noire
arrivée à Saigon, le commandant du transport, qui
s'était intéressé à lui, lui procura une très humble
place dans V Administration, où il fit rapidement
son chemin, car sa valeur intellectuelle était supé-
rieure d celle de la plupart de ses collègues et de
ses chefs.
Malheureusement, les administrations mélropo-
litaines el coloniales n'ont pas assez réfléchi aux
inconvénients qui résultent d'une propagande sou-
vent exagérée en faveur de telle ou lelle colonie.
Elles ne songent pas assez qu'après avoir provoqué
la colonisation française, elles ont le devoir de l'en-
courager. Si elles avaient une pleine conscience
de ce devoir, elles penseraienl moins à mulliplier
les colons qu'à les bien choisir et à les aider ensuile
par tous les moyens dont elles disposent.
Dans les pays à cultures, comme le Congo,
V Administration, avant de solliciter les colons, doit
faire une étude approfondie, expérimentale, des
cultures possibles el de celles qui pourront donner
les meilleurs résultats. Dans les établissements
anglais el hollandais, comme le fait justement ob-
server M. Dybowski, ce sont les colons eux-mêmes
qui s’associent pour créer des jardins et des champs
d'expérience. Dans nos colonies, V Administration
est sagement allée au-devant d'initiatives qui ne
se produisaient pas; elle a créé des jardins d’essais
PRÉFACE.
dont les résultats sont déjà très appréciables et
des laboratoires où Von étudie les produits utili-
sables pour l'industrie. Eh bien, on ne croira
peut-être pas qu'un ministre des Colonies, après
avoir visité t'un de ces laboratoires, ordonna sa
fermeture, sous te prétexte que des cornues, des
fourneaux et des fiotes n'avaient rien à voir dans
la colonisation.
M. Dybowski,dont les travaux révèlent une com-
pétence particutière dans la très importante ques-
tion que je viens de poser, insiste, au sujet des jar-
dins d'essais, sur ta nécessité d'y réunir, dans
chaque cotonie, toutes tes ptantes susceptibtes de se
bien dévetopper dans cette colonie, en expérimen-
tant tes procédés cutturaux qui teur sont les plus
favorables, en les multipliant et teur faisant pro-
duire des yraines qui seront ensuite distribuées aux
cotons. En Afrique occidentate, où it existe un
service d'agriculture très comptet, on a ainsi pro-
pagé des minions de ptantes à caoutchouc. Un
organisme sembtable doit être créé tout de suite
au Congo, en vue de ta cotonisation des terres très
fertites que présentent toutesles parties basses du pays.
Parmi tes végétaux dont M. Dybowski préconise
justement la culture dans cette région, viennent
au premier rang le cacaoyer, la vanille, le cocotier,
dont it dit avec raison qu'it est, pour tout le littoral,
« la plante d'avenir par excettence », en raison de
(XIII)
LE CONGO MÉCONNU.
la consommation sans cesse croissante du coprah,
le caféier, dont on rencontre partout certaines
espèces à l’étal sauvage, etc.
Toutes ces cultures seraient rendues à peu
près impossibles si l’on ne créait pas, au Congo,
très rapidement, des voies de communication per-
mettant, d’une part l’afflux des populations vers
les terres mises en culture, d’autre part le trans-
port des produits. Les rouies et, à plus forte raison,
les chemins de fer sont les organes les plus indis-
pensables à la colonisation. Ils ne doivent pas
venir après elle ; il faut qu’ils la précèdent, car,
seuls, ils rendent possible l’extension des cultures,
le développement du commerce et la création des
industries d’où découle la richesse des colonies.
Ce qui s’est produit dans notre Guinée est, à cet
égard, fort instructif. Dès que la « roule du Soudan »
y fui créée par Ballay, la physionomie du pays
se transforma. Les indigènes « trouvant une route
facile, une sécurité comptète, la possibilité d’ap-
porter leurs marchandises fusqu’aux factoreries
de la côte, prirent vite, fait observer M. Dybowski,
t’habitude de venir nous vendre teurs denrées et de
s’approvisionner de nos marchandises y>. Dans un
but de concurrence, les factoreries, de leur côté, se
transportèrent au-devant des caravanes ; des éta-
blissements furent construits tout le long de cette
route. Le chemin de fer naquit tout naturetlement
(xiv)
PRÉFACE.
de ces progrès économiques et, « avant même qu'il
ne soit arrivé à son point terminus, les tronçons
livrés à la circulation ont, dès la première année,
donné un fort excédent de recettes ».
On sait que le chemin de fer de Dakar à Saint-
Louis a été suivi de la création d’immenses cultures
d’arachides sur les deux côtés de la route parcourue :
« S’il coûte à 000 francs par kilomètre, il en rapporte
12 000. »
La construction des roules et des chemins de
fer coûte, il est vrai, assez cher pour que les colonies
jeunes et encore non exploitées, comme le Congo,
ne puissent pas faire face elles-mêmes à la dépense
qu’ils occasionnent ; mais, leur avenir économique
étant assuré, il y aurait folie de la part de la mé-
tropole à ne point faire les avances nécessaires à
leur créalion.
La France a juslement voulu diriger l’action
pacifique de son peuple vers la colonisation ; elle a
conquis, depuis trente ans, d’immenses territoires
dans toutes les parlies du monde ; elle a mainte-
nant le devoir de les mettre en valeur. Son génie
n’est pas au-dessous de celle tâche, et les capitaux
ne lui font pas défaut ; les colons ne manqueront
pas non plus, si V Administration fait le néces-
saire pour favoriser leurs entreprises. Le Gouver-
nement de la République ne faillira pas à son
devoir. J.-L. de Lanessan.
LE CONGO MÉCONNU
CHAPITRE PREMIER
L’ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANGE
La colonisation est un besoin naturel des peuples. — La
France a su se réserver une large part. — Nous avons
su conquérir, — Savons-nous coloniser ? — Colonisation
delà France, de l’Angleterre, de l’Allemagne. — Néces-
sité d’une préparation par une instruction spéciale. — • La
colonisation n’est pas œuvre de hasard.
S I, de tout temps, la colonisation a été un besoin
naturel des peuples en voie d’évolution et de pro-
grès, si elle a toujours été un des signes les plus évi-
dents de leur puissance et de leur développement,
elle est de nos jours, bien plus que jamais, la ma-
nifestation la plus tangible de leur force et de leur
activité.
Elle est, en effet, la conséquence obligée de leur
évolution économique. Enserrés dans des limites
trop étroites, les peuples d’Europe ont nécessaire-
ment songé à protéger leurs industries, leurs ma-
nufactures et leur commerce contre la concurrence.
( 1 )
1
LE CONGO MÉCONNU
Gette protection s’est exercée de façons diverses.
Et, tandis que les uns ont pensé que le meilleur
moyen de l’accorder était de supprimer toute
concurrence en élevant des barrières chaque
jour plus hautes, au risque d’imposer au con-
sommateur des charges sans cesse plus lourdes,
d’autres ont trouvé préférable de se contenter
d’élargir le champ d’action et de permettre, par
une base d’opérations plus larges, de donner en
même temps satisfaction aussi bien au producteur
qu’au consommateur.
Mais, que l’on ait choisi l’une ou l’autre de ces
deux grandes lignes de conduite, dont l’adoption
a eu souvent une répercussion profonde sur les
destinées économiques des peuples, la nécessité ne
s’en est pas moins posée, impérieuse, inéluctable,
d’aller chercher au loin ce que notre sol ne peut
produire.
Et, peu à peu, à mesure que tous les moyens
mis à notre disposition par les progrès de la science
et de l’industrie ont évolué, nous fournissant
chaque jour un champ d’action plus large, la vie
s’est transformée, lentement d’abord, puis avec une
vitesse sans cesse accélérée. Car l’on peut dire qu’à
mesure que le cercle de nos connaissances s’ac-
croît, celui des inconnues, qui le précède, grandit
avec lui et appelle des solutions nouvelles, toujours
plus nombreuses.
( 2 )
L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
La vie matérielle des peuples s’est transformée.
De cette transformation est née une modification
profonde dans la manière même d’agir et de
concevoir la solution des problèmes de la vie quo-
tidienne. Et ce mouvement s’est produit avec une
vitesse et une intensité telles que chacun d’entre
nous, se reportant à quelques années en arrière, en
constate les effets et les conséquences.
Au début de toute organisation sociale, le peuple,
replié sur lui-même, songe déjà à tirer un parti
meilleur des ressources naturelles qu’il a sous
la main. Son industrie s’ingénie à trouver aux
choses des applications nouvelles aussi bien que
des solutions meilleures aux questions qui se
posent. Longtemps cette action suffit à ses
besoins. Mais des données plus larges appa-
raissent. Le champ des problèmes, des investiga-
tions et des recherches a grandi. L’homme inter-
roge alors la nature, non pas seulement dans ce
qu’elle a mis directement sous sa main, mais aussi
dans ce que des contrées nouvelles peuvent lui ré-
véler. De là, à la nécessité et au goût même des
voyages, il n’y a qu’un pas, qui est vite franchi.
Et, tandis que le^ uns importent des matières
premières, jusqu’alors inconnues, d’autres en cher-
chent les applications et les usages. De nouveaux
courants se créent. La vie industrielle évolue,
amenant une transformation dans l’état d’être
( 3 )
LE CONGO MÉCONNU
et dans la prospérité économique d’un peuple.
Aussi peut-on dire, sans nulle exagération, que
le bilan de la prospérité des nations d’Europe
s’établira un jour, sur les données de leur domaine
colonial.
Mais il ne faut pas croire que le problème de
cette colonisation est simple et qu’il n’admet
qu’une seule solution. Il est au contraire extrême-
ment complexe, et les résultats qu’il faut atteindre,
aussi bien que les moyens que l’on doit mettre en
jeu pour les obtenir, sont infiniment variables.
Sans vouloir entrer ici dans l’examen de la
question, si vaste et si captivante, de la colonisa-
tion chez les peuples modernes, il semble cependant
utile de jeter un coup d’œil rapide sur les bases
fondamentales sur lesquelles repose cette coloni-
sation elle-même.
Les points de départ qui incitent les peuples à
porter au loin leurs efforts reconnaissent deux
causes principales. L’une naît d’un besoin social.
L’autre prend son origine dans ses nécessités éco-
nomiques. Dans la première catégorie se range le
besoin de donner à un peuple des débouchés nou-
veaux au trop-plein de sa population. L’autre
procède de la nécessité de fournir à son industrie
et à son commerce, aussi bien le moyen d’écouler
ses produits manufacturés que de trouver des
centres nouveaux d’approvisionnement. Dans
( 4 )
Le Congo niécomni.
L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
beaucoup de cas, ces deux causes primordiales
se confondent et deviennent le complément naturel
l’une de l’autre.
Deux peuples d’Europe nous offrent des exem-
ples très nets des conditions de colonisation que
nous venons de citer. Ce sont l’Angleterre et la
France. Dans l’une et l’autre de ces deux nations,
le mouvement colonial a pris une intensité telle
qu’elles se placent, toutes deux, à la tête du mou-
vement d’expansion au dehors. Mais, si l’une et
l’autre sont arrivées au même résultat apparent,
du moins les raisons qui ont produit ce mouvement,
aussi bien que les effets qui en découlent ne sont-
ils pas les mêmes. Quand on veut bien leur prêter
attention et les examiner avec suffisamment de
précision, il est aisé de saisir les différences qui
les séparent.
L’Angleterre, en effet, enserrée dans des limites
immuables, a dû, de bonne heure, songer à four-
nir à l’excédent de sa population un champ d’ac-
tion où elle puisse former des centres nouveaux
d’activité. Son organisation sociale, qui accorde
des privilèges spéciaux aux aînés de famille, a tout
naturellement contribué et singulièrement aidé au
mouvement d’émigration. Dès lors un programme
très net s’imposait à l’esprit de ceux dont le de-
voir était de canaliser ce courant et de l’utiliser
au mieux des besoins de la nation. Ce qu’il fal-
LE CONGO MÉCONNU
lait à l’Angleterre, c’étaient des colonies ayant le
même climat et les mêmes aptitudes productrices
que la mère patrie, puisque, d’une part, la coloni-
sation devait y être faite à l’aide de ses nationaux,
qui iraient s’y fixer, y faire souche et servir de point
de départ à une société nouvelle; d’autre part, la
mère patrie n’avait rien à redouter de la concur-
rence éventuelle que pourrait lui faire la produc-
tion de denrées similaires.
L’Angleterre manque chez elle, par suite de l’in-
suffisance de sa production nationale, des élé-
ments de base de l’alimentation même de son
peuple. Sa production, en ces trois séries d’aliments
dont on ne peut se passer et qui sont: les céréales,
la viande et la boisson, est insuffisante pour la con-
sommation de ses nationaux. Dès lors, son mou-
vement de colonisation devait tout naturelle-
ment se porter vers les contrées capables, en même
temps de donner à ses émigrants les conditions bio-
logiques les plus favorables, et d’assurer la produc-
tion des denrées dont la métropole pouvait désirer
l’importation pour en devenir ainsi le débouché
naturel. Et c’est pour ces raisons que nous voyons
l’Angleterre porter tous ses efforts sur les con-
quêtes de territoires à climat tempéré. Succes-
sivement, l’Amérique du Nord, l’Australie, l’Ex-
trême-Sud de l’Afrique sont l’objet de ses convoi-
tises. Cependant son mouvement de colonisation
( 6 )
L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
grandissant sans cesse, elle élargit bientôt son
champ d’action et s’empare de territoires situés
dans des régions plus chaudes, donnant ainsi à
son mouvement de production des bases sans cesse
plus larges et plus solides.
Habituée de bonne heure à l’idée coloniale, toute
sa population émigrante montre des aptitudes
admirables à l’accomplissement de sa tâche. Partout
elle sait s’unir, s’organiser, former des associa-
tions, joindre ses efforts et arriver ainsi à des ré-
sultats prodigieux. Cet esprit de colonisation est,
chez nos voisins, si complètement préparé, dès
l’enfance, dès même les générations passées, peut-
on dire, que l’idée des voyages, de l’établissement
dans les colonies, vient tout naturellement à leur
esprit comme un moyen normal de trouver
l’emploi de leurs connaissances ou de leurs capitaux.
Combien sont nombreux les fils de famille que
nous avons rencontrés, un peu partout dans le
monde, et cela aussi bien dans nos colonies, dans
nos factoreries, dans nos entreprises agricoles, que
dans leurs propres possessions. Chez eux, la vie
coloniale n’est pas un pis aller, c’est un but nor-
mal, c’est presque même comme une étape pré-
vue de la vie. Plus rares sont ceux qui n’ont pas
voyagé que ceux qui ont parcouru le monde.
Et quels admirables effets produit cet esprit
d’union et d’association, qui est la base de toutes
( 7 )
LE CONGO MÉCONNU
leurs entreprises coloniales. Il s’exerce partout.
On en pourrait citer cent exemples. Contentons-
nous d’en indiquer un seul, qui montrera quels
effets puissants on en peut obtenir. Il nous est fourni
par la colonisation de l’île de Ceylan.
Ceylan s’était en effet spécialisé, dès longtemps,
dans la culture du caféier. Cet arbuste y donnait des
produits remarquables; il était la source princi-
pale de l’incontestable richesse de cette colonie.
Mais une terrible maladie s’abattit sur les plan-
tations. Tous les efforts pour la combattre, ou seu-
lement pour en limiter les ravages, furent vains.
Peu à peu le mal se propageait, de plantation à
plantation, et il fut aisé de prévoir que toutes
devaient nécessairement succomber. C’était le
désastre. Alors tous les efforts s’unirent. Pas un
moment ne leur vint la pensée d’abandonner la
colonie; mais chacun chercha le remède à apporter
à la situation redoutable dans laquelle se trouvait
toute l’île. On essaya tous les traitements ; rien
n’y fit. Alors on préconisa des cultures nouvelles.
Parmi celles-ci, il en fut une qui semblait devoir
donner d’heureux résultats et paraissait s’adapter
aux circonstances culturales et climatériques. Ce
fut le thé.
Dès que des expériences précises, entreprises à
frais communs, transformèrent en certitude les pre-
mières présomptions, tous les capitaux disponibles
( 8 )
LA MISSION CATHOLIQUE DE LOUDIMA.
A CEVLAN, LES PLANTATIONS DE THÉ ONT COUVERT
TOUS LES COTEAUX.
Le Congo inrcoimu.
l’I. 3. Page H.
L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
furent employés à faire des pépinières de théiers
destinées à remplacer les plantations de caféiers,
impitoyablement arrachés. En moins de dix ans,
la transformation complète fut opérée. Ceylan, ré-
putée pour ses plantations de café, ne portait plus
que de vastes cultures de thé.
Mais ce n’est pas tout que de produire, il faut
vendre. Il fallait faire connaître ce produit nou-
veau. Alors encore, unissant leurs efforts, les plan-
teurs syndiqués organisèrent une formidable pu-
blicité à frais communs. Ce que l’on préconisait, ce
quel’onlançaitàgrand renfortde réclame, cen’était
pas le thé de telle ou telle plantation, c’était le
thé de Ceylan, la marque collective devant profiter
à chacun.
Et nul, certes, n’a perdu le souvenir de cette
belle organisation qui eut pour scène le parc du
Trocadéro, à l’Exposition universelle de Paris,
en 1900. Là, des Indiens, en costume national, débi-
taient à bas prix le produit unique de la marque
collective, pendant qu’une vaste publicité vantait,
partout, les qualités du nouveau produit.
De fait, ce thé est de basse qualité. Nous avons
eu l’occasion de le faire voir en une note présentée
à l’Académie. Il a le grand défaut, contenant une
quantité de tanin double de celle des thés de
Chine, d’agir d’une façon très défavorable sur
l’estomac, qui en général le supporte mal. Mais
( 9 )
LE CONGO MÉCONNU
qu’importe, la réclame vient à bout de tout, et
le thé de Ceylan fut, depuis lors, définitivement
lancé en France. Ce devint vite une brillante
affaire. C’est alors, mais seulement alors, que les
planteurs, aussi bien que les commerçants, repri-
rent leur liberté d’action et essayèrent, par une
publicité individuelle, de faire prévaloir leur mar-
que spéciale.
Ce seul exemple montre combien, chez nos voi-
sins, la colonisation trouve d’éléments de vitalité
et avec quelle méthode, quel esprit de suite ils
savent mener à bien leurs entreprises.
De tels enseignements, qui ont le mérite de
découler de l’examen même des faits, indiquent
toute la force d’expansion coloniale que nos voi-
sins ont su acquérir par une longue pratique de la
colonisation, secondée par l’esprit d’association,
et aussi, il faut le dire, par l’admiration et le res-
pect qu’ils donnent à tout ce qui est national, sen-
timent qui constitue une de leurs plus grandes
forces.
Admirablement aidée par le choix des colonies,
esquelles correspondent exactement à ses be-
soins, secondée par tout ce grand courant d’émi-
gration qui constitue pour elle un besoin social,
soutenue enfin par un sens pratique très développé
et auquel l’esprit de cohésion et d’association
donne une puissance plus grande encore, la nation
( 10 )
L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
anglaise constitue incontestablement le peuple
chez qui le sens de la colonisation le plus développé
a donné les plus remarquables résultats.
Puisant dans leurs colonies leur force et leur ri-
chesse, ils ont su aussi bien les adapter à leurs
besoins que s’adapter eux-mêmes aux charges et
aux devoirs que leur impose leur situation de
grande puissance coloniale. Le roi lui-même tient
à montrer à ses colonies la solidité des liens qui
les unissent à la métropole et la place qu’elles tien-
nent dans ses préoccupations. A peine couronné
à Londres, il va se faire sacrer aux Indes souve-
rain de son vaste empire. Chez eux les citoyens des
territoires coloniaux ont les mêmes droits , les mêmes
prérogatives et bénéficient des mêmes faveurs que
ceux qui demeurent dans la mère patrie.
Et c’est de ce sentiment d’union étroite entre
la métropole et les territoires coloniaux que sont
nés les principaux éléments de la force du Royau-
me-Uni. Il a créé cette solidarité complète dont
on a eu la démonstration matérielle lors des évé-
nements du Transvaal, alors que spontanément
les colonies s’offraient de contribuer, par l’envoi
d’argent, de navires et de contingents recrutés sur
place, aux frais de la guerre.
Chez nous, le mouvement de colonisation est
tout autre. Obéissant à d’autres causes, ayant une
autre raison d’être, il doit nécessairement, pour
( 11 )
LE CONGO MÉCONNU
arriver à un même but final, employer d’autres
voies et d’autres moyens.
C’est une erreur grossière que celle qui consiste
à croire que la colonisation doit procéder sans cesse
de la même façon. Le problème est plus complexe.
Aussi chaque nation, suivant ses besoins écono-
miques ou sociaux, suivant la nature et l’esprit
de son peuple, suivant ses moyens et ses aptitudes,
doit-elle chercher ses propres méthodes et les adap-
ter à l’ensemble des circonstances qui doivent
dominer son mouvement d’expansion au dehors.
Vouloir calquer sur d’autres peuples les méthodes
qui les ont conduits au succès, c’est peut-être aller
vers un échec complet. Gardons-nous de suivre les
esprits simplistes qui concluent à ce que nous ne
savons pas tirer parti de nos colonies, parce que
nous n’avons pas suivi, pas à pas, les méthodes
de nos voisins.
Dans une remarquable conférence, faite à Paris
en 1906, Lord Hamphill, ancien vice-roi de l’Inde,
disait : « Ce qui caractérise votre colonisation,
c’est que vous voulez traiter toutes vos colonies
sur un pied d’égalité économique et politique.
C’est une erreur. Vous leur imposez des vêtements
« tout faits » de la « confection » ; ils leur vont
mal. Nous, nous les habillons chez « le tailleur »,
« sur mesure ». »
Certes, l’observation est juste, mais nous nous
( 12 )
iÊlÊÈIiaÊBSk.^Æ
VUE GÉNÉIIALE DE KONAKHV.
DES PLAGES ROCHEUSES PRÉCÈDENT KONAKRY.
Le (Jongo inécoiiiiu.
1*1. 4, rage 1:1.
L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
empresserons d’ajouter : gardons-nous bien de les
habiller chez le tailleur anglais. Avec notre manie
d’admirer sans réserve tout ce qui vient de l’é-
tranger, et souvent de trop dénigrer ce qui est fait
chez nous, nous serions enclins à imposer à notre
colonisation le système anglais tout entier, nulle-
ment en rapport ni avec nos besoins, ni avec nos
aptitudes.
On peut dire que le vice de notre colonisation
découle de ce fait que, généralement, le mouve-
ment d’expansion a, de beaucoup, précédé la possi-
bilité de régler ce mouvement lui-même et d’en
tirer un parti immédiat. Nos désirs ont souvent
dépassé nos moyens. Nous verrons cependant
que, avec cette souplesse merveilleuse qui est la
caractéristique de l’esprit français, nous avons mal-
gré tout, avec le tassement des choses et des idées,
su, d’une façon générale, mettre à profit les circon-
stances qui ne nous ont pas toujours paru favo-
rables au début.
Car il date de loin, notre mouvement de coloni-
sation. Et la période que nous vivons à l’heure
présente, cette période décisive parce qu’actuelle-
ment toutes les questions territoriales doivent
se régler d’une façon définitive, dans le monde,
n’est en réalité pour nous qu’un recommencement.
Ce sera certes une des gloires les plus pures de
la Troisième République d’avoir su, en l’espace
( 13 )
LE CONGO MÉCONNU
d’un quart de siècle, reconquérir ce que les
régimes précédents avaient si pitoyablement
laissé perdre. Il n’est pas exagéré de dire que, si
nous avions su conserver le patrimoine que
nous avaient acquis nos premiers mouvements d’ex-
pansion, nous serions, à l’heure actuelle, la première
nation coloniale du monde.
Il nous faut, de ces événements, tirer une sévère
et grave leçon, car, si nous avons su, si nous avons
eu les moyens de réparer nos fautes, c’est que
notre mouvement de régénération s’est produit
alors qu’il en était temps encore, c’est-à-dire alors
qu’il restait, de par le monde, des « terres libres ».
Aujourd’hui cette période est close. Et ceux qui
nous criaient : « Mais que faites-vous à conquérir
sans cesse des territoires nouveaux? Mieux vau-
drait mettre en valeur ceux que vous détenez
déjà », ne se rendaient pas compte de la valeur
des gages d’avenir que nous prenions.
Chaque chose est venue à son heure pour nous.
Nous avons su acquérir, c’est là notre grand et in-
contestable mérite. En le faisant, nous avons donné
à la France le moyen de prévoir tout mouvement
d’expansion, tout développement, toute adapta-
tion à nos besoins présents et futurs. Et c’est en
quoi la Troisième République, par l’œuvre accom-
plie à la fin du xix®, comme au seuil du xx® siècle,
se sera acquis une gloire définitive aux yeux des
( 14 )
L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
générations à venir. Car administrer, c’est prévoir,
et en occupant de vastes contrées, nous avons tout
prévu, même la possibilité des « échanges »,
qui peuvent constituer une méthode, à la condition
qu’ils soient judicieusement faits.
Il faut donc, dans l’œuvre d’expansion de la
France au dehors, considérer deux points distincts,
indépendants même l’un de l’autre ; c’est, d’une part,
la conquête ; de l’autre, la mise en valeur, c’est-à-
dire la colonisation proprement dite.
Que nous ayons su conquérir, c’est un fait que
nul ne songe ni à contester ni même à discuter, car
l’on se trouve en présence des faits accomplis et des
résultats acquis. Ce que l’on nous accorde moins
volontiers, c’est que nous ayons su tirer parti de
nos conquêtes, etl’onnousdénieou, pourmieux dire,
nous nous refusons de nous reconnaître à nous-
mêmes une aptitude colonisatrice suffisante.
Il nous paraît utile de nous expliquer sur ces
deux points.
Ce qui est particulièrement remarquable dans
notre œuvre de conquête, c’est qu’elle s’est accom-
plie si rapidement, avec si peu de bruit d’armes ou
de poudre, qu’elle s’est parachevée sans que
presque on y prenne garde. Et cela est tellement
vrai que, chez nous-mêmes, on s’est à peine rendu
compte de l’immunité de l’œuvre accomplie. C’est
presque là l’inconvénient de ce mode de conquête,
(15)
LE CONGO MÉCONNU
c’est qu’il n’a pas attiré sur lui toute l’attention
nécessaire. Il n’est pas douteux que, si l’on avait
mené tout ce mouvement, à grand orchestre, on
aurait provoqué un élan d’enthousiasme dont
serait née une marche en avant plus rapide.
Mais les conditions modestes dans lesquelles
s’est accomplie la grande œuvre d’expansion
coloniale de la France ont été dominées par les
circonstances mêmes dans lesquelles elle a pris
naissance.
Au lendemain de nos désastres, la France meur-
trie, repliée sur elle-même, semblait être vouée au
recueillement et au silence. Ceux-là mêmes que
tenaillait l’ambition des choses grandes ne pou-
vaient jeter les yeux vers la muraille de fer qui,
pour trop longtemps, devait arrêter tout élan.
Et c’est alors qu’ils s’en sont allés par le monde
porter leurs efforts, mus par le seul désir de ren-
dre à la France des gloires nouvelles et de réparer,
dans une certaine mesure, par l’adjonction de ter-
ritoires nouveaux, la grave mutilation subie. Ainsi
a pris naissance ce mouvement qui devait nous
conduire à jeter les bases de cette belle action
de patriotisme et de suprême prévoyance qu’est
la création de « la plus grande France ».
Elle était dure, ardue, pénible, la tâche, car
rien ne la soutenait! Certes quelques mouve-
ments d’enthousiasme et de fierté se produisaient
( 16 )
DES CARAVANES NOMBREUSES FRÉQUENTENT LA ROUTE
DU SOUDAN.
Le Coîiffo jnécoinui.
Page lü.
L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
quand quelques feuilles quotidiennes venaient
annoncer nos succès sur les terres lointaines de
rindo-Chine ou du continent noir ; certes les bravos
ne manquaient pas, pour saluer le retour des vail-
lants pionniers, mais avec quelle amertume, avec
quelle répugnance et parfois avec quelle systé-
matique opposition, l’opinion accueillait toute
demande de crédit pour soutenir l’œuvre entre-
prise, et surtout, nul ne voulait admettre le sacri-
fice nécessaire de quelques poignées de braves qui
s’en allaient au loin défendre nos droits établis et
asseoir définitivement nos conquêtes. Et ceux qui,
dans une vaste conception d’avenir, osaient sou-
tenir la nécessité de ce mouvement d’expansion
lointaine, y ont vu sombrer leur renom en un
mouvement de réprobation populaire ! Un cou-
rant nettement anticolonial était né. On ne par-
donnait pas à quelques hommes d’Étatla hardiesse
d’avoir soutenu par les armes l’œuvre de nos
explorateurs, et les moindres revers, même plus
apparents que réels, les vouèrent à une réproba-
tion, à une haine qui les suivit jusqu’à leur mort.
Cependant les événements eux-mêmes se char-
gèrent de ramener les esprits, sinon encore vers
une conception plus précise de la nécessité de notre
mouvement d’expansion, du moins à un senti-
ment d’équité et de justice envers ceux qui, dans
un grand élan d’abnégation patriotique, avaient
( 17 )
2
LE CONGO MÉCONNU
soutenu, quand même, malgré l’amertume de
l’épreuve imposée, notre œuvre de conquête. Et
en attendant que le recul de l’histoire, qui permet
d’embrasser d’un coup d’œil plus précis et plus
juste l’ensemble des événements, rétablisse dans
ses proportions exactes, aussi bien la part de gloire
qui revient aux uns que les responsabilités qui
pèseront sur les autres, dans un vaste et beau
mouvement de patriotique enthousiasme, la na-
tion tout entière s’unit pour rendre un définitif
hommage à celui sur lequel on avait voulu faire
peser le plus lourdement la responsabilité de ce
que l’on appelait nos désastres coloniaux. Car une
brume épaisse avait obscurci les esprits et les em-
pêchait de juger sainement des événements.
Et quand cette brume se dissipa, que les réalités
apparurent dans toute leur ampleur, alors un
irrésistible élan d’équité et de justice rendit
à celui qui en avait été l’artisan la gloire pure qui
lui était due. Jules Ferry, l’homme honni et
réprouvé, celui que, ironiquement, on avait baptisé
le Tonkinois, et qui revendiquait lui-même ce sur-
nom comme son plus beau titre de gloire, a son nom
définitivement inscrit dans la grande et belle
page quel’histoire réserve au mouvement d’expan-
sion coloniale de la Troisième République.
Vigoureusement amorcée d’une part en Afrique,
de l’autre en Extrême-Orient, notre œuvre de colo-
( 18 )
L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
nisation grandit rapidement. Nos pionniers par-
tirent nombreux Civils et militaires rivalisèrent
de zèle, de courage et d’abnégation. Ils s’en allaient
au loin, quittant bien-être, foyer, patrie, avec au
cœur une foi profonde et, dans les yeux, le regard
ardent de l’apôtre, remplir leur « mission » et
planter, chaque jour plus loin, le drapeau aux trois
couleurs. Et les nations rivales contemplaient d’un
regard d’étonnement et d’envie cet ardent mou-
vement de marche en avant que rien ne semblait
pouvoir arrêter. Il y eut quelques heurts. Quelques
fautes commises faillirent avoir les plus lourdes
conséquences, et la paix de l’Europe fut menacée.
Mais la France fortifiée déjà, sûre de son droit, put
entrer dans la deuxième phase de ses conquêtes,
celle des délimitations. C’est qu’en effet son vaste
et rapide mouvement d’expansion avait amené
ses explorateurs jusqu’aux extrêmes limites des
« terres libres ».
Des commissions mixtes entre peuples voisins
sur le sol africain furent nommées. Elles firent la
part des nations. Celle de la France était consi-
dérable. L’œuvre, qui, dans l’esprit même de ses
artisans, semblait à peine réalisable, était cepen-
dant accomplie. La France pouvait désormais, au
nord de l’Afrique, relier par des routes, des voies
ferrées, des lignes télégraphiques toutes ses pos-
sessions de l’Ouest et du Centre. Avec une ténacité
( 19 )
LE CONGO MÉCONNU
sans exemple, sous l’influence bienfaisante de ce
groupement d’hommes éminents et de patriotes
éclairés que fut le Comité de l’Afrique Française,
l’accomplissement du rêve de Crampel, la jonc-
tion de toutes nos possessions par le Centre-Afri-
cain, par le Tchad, fut poursuivie et, en une dizaine
d’années, parachevée. Successivement chaque mis-
sion apporta sa pierre à l’édifice commun. Pre-
nant l’œuvre de Brazza pour base, une à une,
les missions ouvraient chaque jour plus avant la
route que jalonnent maintenant bien des tombes
de braves. Mais, si le drapeau tombait un moment
sur le sol, pressé dans un patriotique et dernier
élan de celui qui lui sacrifiait sa vie, bien vite
plus nombreux et plus forts accouraient ceux qui
voulaient se disputer l’honneur de le relever et de
le porter plus loin, plus loin encore.
Enfin cette merveilleuse épopée, sans précédent,
et sans lendemain possible, car l’ère des grandes
conquêtes pacifiques, des grandes explorations est
à jamais close, fut terminée, soulevant dans le
monde un vaste mouvement d’enthousiasme et
d’admiration.
Nous avons voulu, en quelques lignes, retra-
cer l’origine de nos conquêtes; il importe d’en pré-
ciser les conséquences générales.
Ce vaste mouvement semble avoir précédé
chez nous les besoins économiques ou sociaux
(20)
UŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE
dont nous avons parlé. Il n’est pas douteux, —
et nous en conviendrons aisément, — que c’était là
bien plus une œuvre de prévoyance et d’avenir
que le besoin impérieux du moment. Il nous sera
aisé de faire voir jusqu’à quel point, par suite de la
transformation de la vie moderne, amenée, par une
évolution rapide, à modifier ses besoins, ces vastes
contrées étaient nécessaires à notre commerce et
à notre industrie ; mais nous voulons tout d’abord
répondre à une grave objection de principe, que
l’on a tellement répétée, — souvent, il faut le dire,
sans se donner la peine d’en vérifier la justesse, —
qu’elle a pris toute la force d’un dicton popu-
laire : « Nous ne savons pas coloniser, repète-t-on,
sans cesse, et au surplus nous sommes trop bien
chez nous pour chercher à nous en aller au loin. »
Ce sont là deux aphorismes dont il est aisé de
montrer toute l’inanité. Tout d’abord le fait d’être
bien chez soi n’exclut pas l’idée des voyages et
même des séjours en pays lointains. Et il est vrai-
ment surprenant de constater combien quiconque
a goûté de la vie coloniale y revient presque
nécessairement. Ceux-là mêmes qui sont les plus
récalcitrants à décider un départ deviennent bien
vite des adeptes ardents de cette vie tout autre,
moins étriquée, moins mesquine, qu’est celle que
l’on passe aux colonies. Puis on se sent grandi
par cette existence nouvelle, où l’on s’appartient
( 21 )
LE CONGO MÉCONNU
davantage, débarrassé d’exigences sociales parfois
bien inutiles et bien vaines, toujours encombrantes.
La nécessité d’agir, de diriger, de décider, faitnaître
en nous un sentiment d’autonomie et de comman-
dement, qui devient bientôt un impérieux besoin.
f Le Français qui a vécu aux colonies se reconnaît
sans peine. Il est devenu plus décidé et, que l’on
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