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LA PENSEE POLITIQUE ARABE MODERNE ET L’EXIGENCE
DEMOCRATIQUE
Ou l’Europe libérale comme miroir de la redécouverte de soi 1
Fouad NOHRA
Maître de conférences à l’Université Paris Descartes
Directeur des études du Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques
Abstract :
According to many European scholars specialized in Islande culture and history,
democracy seems to be an inappropriate paradigm for the Arab societies. The modem
and contemporary philosophers, in addition to the so called “Orientalists” did the
same. However, if we consider the main reference texts of the founding fathers of the
Arab rebirth (al-Nalula) qualified by others as the Liberal Age, democracy seems to be
the core oftheir concerns, as for instance, al-Tûnisi and al-Kawâkibi demonstrated that
such a political System is recommended by original Islande principles based on
deliberation (Shûra), equality between human beings and individual responsibility.
Thus they were, such as Muhammad Abduh, opposing Ottoman and historical despotism
and looking forward to catch up with European modernity. Most of them studied
European philosophy and social sciences, were impressed by the liberal reforms and
suggested that these reforms should be implemented in Arab societies. Muhammad
Abduh himself paved the way for latter scholars who claimed for récognition of a
common Mediterranean héritage.
L’on a coutume, dans les discours académiques, de se représenter les civilisations
occidentale et musulmane comme étant deux essences distinctes, extérieures, opposées
quant à leurs systèmes de valeurs. Il s’agit d’un discours assez courant, parmi les
sociologues, politologues, et historiquement ancré dans la philosophie « moderne » que
nous avons rencontré à plusieurs reprises, lors de nos recherches antérieures. L’exemple
idéaltypique de cette approche « essentialiste » des civilisations est celui que l’on
retrouve chez Samuel Huntington qui considère la reconnaissance de l’autonomie de
l’individu, la consécration des libertés et la démocratie représentative caractéristiques de
des particularités de l’Occident, totalement absentes du système de valeurs véhiculées
par le monde musulman 2 .
De même, lors d’une analyse des textes de nombre de philosophes allemands du
19 eme siècle, nous avons également rencontré une telle opposition systématique qui
aurait mérité une plus grande attention, non pas tant pour ce qu’elle révèle de l’autre
civilisation, mais davantage pour les positionnements et projections qu’elles sont
Cet article a été publié dans Vers un monde nouveau, Mélanges, textes et documents offerts au
Professeur Edmond Jouve, Tome 1, Ch3, Bruxelles, Editions Bruylant, 2010
2 Cf. HUNTINGTON (Samuel) '.The Clash of Civilization and the Remake ofthe World Order. Simon
and Schuster, New York, 1996
1
susceptibles de dévoiler. A ce titre, nous nous contentons d’évoquer de manière allusive
deux positions apparemment inverses, en réalité similaires :
o la position de Hegel et Marx qui insistent sur la notion de « despotisme
oriental », et se représentent les espaces musulmans de l’époque comme
étant enfermés dans une léthargie millénaire, à l’abri de la dialectique
historique, par des systèmes despotiques de pouvoir et de valeurs 3
o La position de Nietzsche qui vante les « vertus » de l’Islam, y trouvant
l’expression de la volonté de puissance, à l’encontre de l’humanisme
chrétien, mais qui, en fait, représente une projection fantasmatique à
rebours.
Affirmation de sa propre « identité civilisationnelle » et négation de l’autre, d’une
part, négation de soi et affirmation de l’autre d’autre part, ont pour point de départ les
mêmes présupposés et les mêmes archétypes de représentation du monde musulman.
Le présent texte se veut comme une tentative de réfutation de deux propositions :
• la première est celle selon laquelle les mondes musulman et occidental
représentent deux entités civilisationnelles distinctes, essentialisables, et
extérieures l’une à l’autre : pour l’affirmer, il faut, soit entrer dans une logique
théologique binaire (celle de Pat Robertson ou de Sayyid Qutb), soit occulter les
influences réciproques décisives de chacun des deux « mondes » sur l’autre 4 .
• La seconde est celle selon laquelle le système des valeurs de chacun d’eux est
symétriquement opposé à celui prôné par le second : d’un côté l’individualisme,
la démocratie, l’anthropocentrisme, de l’autre, un certain «holisme», la
revendication d’un système autoritaire, et le théocentrisme.
Les apparences historico-politiques semblent donner raison à ce double préjugé, du
fait de la prédominance des systèmes politiques autoritaires à l’échelle du monde arabe,
voire de la partie géopolitique centrale du monde musulman.
L’objectif est d’aller au-delà de ces apparences, en direction des sources fondatrices.
Mais le sujet semble trop vaste, raison pour laquelle nous lui assignons un champ limité,
celui du regard croisé entre philosophes musulmans et modernité européenne aux
abords du 19 eme siècle. Il ne s’agit pas de l’unique moment d’interaction créatrice entre
« monde musulman » et « monde européen », mais de celui qui semble fonder une
certaine modernité arabe.
Cette période se définit tout d’abord par des interactions géopolitiques significatives :
L’Empire Ottoman est, depuis sa défaite, dans le Caucase, face à l’armée russe,
préoccupé par une modernisation de ses structures politiques et militaires ; la
constitution d’une armée professionnelle moderne s’accompagne de missions en Europe
et d’échanges culturels intenses, et les principaux responsables ottomans porteurs de
modernisation sont les cadres militaires.
3 Cf. HEGEL (Friedrich Wilhelm Gottlieb) : Leçons sur la philosophie de la religion, Paris, Vrin, 1972
MARX (Karl), ENGELS (Friedrich): Textes sur le colonialisme, Moscou, Editions du Progrès, 1968
4 II s’agit de deux pôles opposés mais complémentaire, dans l’affirmation de la thèse de l’affrontement
des civilisations. Pat Robertson est le fondateur de la Coalition Chrétienne aux Etats-Unis, laquelle
représente la force politique la plus influente au sein du Parti Républicain. Ses derniers discours mettent
en évidence l’idée d’un affrontement de civilisations ramenée à son tour à un affrontement entre deux
espaces religieux.
2
L’Egypte, occupée, pendant un temps court (quelques années), par l’armée de
Napoléon Bonaparte, donc par l’armée d’un pays en pleine effervescence
révolutionnaire, en est profondément imprégnée. Le Khédive d’Egypte, Méhémet Ali,
succédant à cette période de turbulences, jette les bases d’un véritable Etat « moderne »,
et un processus d’industrialisation est amorcé sur le plan économique. Ce processus
s’accompagne d’échanges culturels significatifs avec l’Europe, et en particulier, à
travers les délégations d’élites lettrées à Paris. Rifâ’at Al-Tahtâwi, religieux d’Al-Azhar
chargé d’encadrer l’une de ces délégations, représente un symbole de cette ère
naissante. Chargé de veiller, en tant que religieux, sur les jeunes égyptiens séjournant à
Paris, il revient en Egypte avec d’importantes propositions de réforme de L’Etat, du
système éducatif, mais aussi de l’enseignement à l’intérieur même de l’institution
religieuse d’Al -Azhar, où il s’affirme en faveur d’un enseignement des sciences
positives aux côtés de l’enseignement religieux traditionnel.
Le 19 eme siècle arabe prend l’appellation de siècle de la renaissance ( Al-Nahda ), et
connaît l’émergence de nombreux courants de pensée, qui ne se restreignent pas
géographiquement à l’Egypte, bien que cette dernière en soit le pivot.
Il s’agit, non pas de rendre compte des projections intellectuelles et fantasmatiques
des philosophes et sociologues européens sur le monde musulman, mais de révéler une
dimension essentielle des systèmes communs de valeurs et de représentations, à travers
le discours des penseurs arabes de la dite renaissance. La question est de savoir
comment, chez ces derniers, la connaissance de l’Autre (européen) est le point de départ
d’une re-découverte de soi, voire d’une réminiscence d’un soi qui semblait enterrée par
l’histoire récente des empires mamelouk et turc.
L’objet est, toutefois suffisamment vaste, et nécessiterait une exposition trop longue.
En effet, les thèmes débattus sont multiples. L’œuvre de Muhammad Abduh suffirait à
en mesurer l’étendue : le rapport religion / raison / science, le rapport fatalisme / logique
prométhéenne, le rapport individu / communauté, le rapport société / Etat, représentent
autant de thèmes mettant à l’épreuve cette problématique du regard sur l’autre et sur
soi-même.
C’est pourquoi, nous nous contentons d’en extraire un seul thème, celui de la réforme
du système politique, et qu’Al Kawâkibi assimile à la «problématique de la
démocratie », sachant quelles sont les confusions qui ont entaché le concept de
démocratie 5 .
A ce titre, et en dépit du fait que l’œuvre de Muhammad Abduh ait une meilleure
assise conceptuelle et philosophique, nous mettons l’accent sur deux auteurs, Abdul-
Rahmân Al-Kawâkibi, penseur syrien de la fin du 19 erae siècle, et Khair Al-Din Al-
Tûnisi, ministre et écrivain Tunisien contemporain de cette même période, ayant
accompagné les réformes politiques de la province de Tunis. Les deux auteurs
débouchent sur des représentations semblables, mais non similaires, du pouvoir
5 La notion de « démocratie » est elle-même considérée avec prudence par la philosophie politique
moderne. Rousseau la considère comme un système de gouvernement utopique ne pouvant convenir qu’à
un « peuple de dieux ». Marx la tient en suspicion et les marxistes utilisent le terme de « dictature
démocratique », en référence aux classes du « peuple » qui exercent la dictature. La vulgate politique
libérale utilise le terme « démocratie », notamment, celle que l’on retrouve dans les discours des stratèges
américains en référence à un modèle unique, celui du système représentatif pluraliste connu dans les
sociétés d’Europe Occidentale (le discours d’Anthony Lake sur l’expansion démocratique (démocratie
enlargement). Au même moment, les sociologues et philosophes parlent davantage de système pluraliste,
de société ouverte, de systèmes constitutionnels etc., en fonction des présupposés conceptuels.(Cf Karl
Popper et Raymond Aron, à titre d’exemple).
3
politique, à partir d’une référence au texte religieux fondateur, mais à l’encontre de la
pratique actuelle du pouvoir politique dans les provinces de l’Empire Ottoman.
Toutefois, leurs démarches ne sont pas similaires. Abdul-Rahman Al Kawâkibi se
positionne avant toute chose comme un contestataire, remettant en cause les structures
du pouvoir en place. Dans son ouvrage intitulé « La Nature du Despotisme » ( Tabâ°i’
al-Istibdâd ), le point de départ consiste à déconstruire les structures politiques et
systèmes de valeurs et de comportements de type despotique, pour ensuite s’interroger
sur le rapport historique et culturel qu’il entretient avec la civilisation et la religion
musulmanes. A l’opposé, Khair al-Din al-Tûnisi part d’une approche positive, celle du
processus des réformes entamées par le sultanat ottoman, celui des Tanzimat, afin
d’établir que ce processus de réformes, loin de renier l’identité civilisationnelle et
religieuse de l’Empire en représente une expression fidèle, et que ce sont les partisans
du statu quo ante qui sont en contradiction avec cette identité originelle. Dans « La plus
juste voie pour connaître la conduite des nations» (Aqwam al-Masâlik fi-Ma’rifat
Ahwâl al-Mamâdik ), il témoigne d’une connaissance précise de l’histoire politique de
l’Empire Ottoman, mais aussi des Etats Européens les plus célèbres (France, Angleterre,
Allemagne, Russie), dont il présente un descriptif assez détaillé.
a- Le point de départ : la perception négative de soi dans le miroir d’autrui
Si le point de départ de l’analyse d’Al-Kawâkibi est celui de la critique du présent
despotique de la société ottomane de son temps, une telle perception du soi présent fait
suite à une certaine connaissance des valeurs d’autrui. Al Kawâkibi aurait lu les
commentaires arabes faits au sujet des textes de Rousseau et de Montesquieu. Il se
réfère aux philosophies politiques européennes, à l’économie politique classique, aux
doctrines socialistes, sans en citer les auteurs, dans l’ouvrage de référence.
Le despotisme est défini littéralement à partir du verbe istabadda (s’approprier tout
seul un acte) comme «l’attachement présomptueux d’une personne à son opinion, le
refus de tout conseil provenant d’autrui, et l’indépendance absolue dans la définition des
idées et des droits » 6 . Cette définition est transposée au pouvoir politique où le
despotisme est le fait, pour le (ou les) détenteur( s) du pouvoir politique de disposer
seul(s), du pouvoir de décider du sort d’une collectivité, sans en craindre de retour et
sans lui rendre de compte.
Le texte cité met en relation le despotisme avec la morale, l’argent, l’éducation, la
science et la religion. Il établit une série de rapports d’opposition essentiels entre
despotisme et moralité, despotisme et savoir, despotisme et production/conservation des
richesses.
La représentation systématique du despotisme est suscité par la double influence de
l’Autre : influence qu’exerce l’observation de l’expérience de cet Autre, mais aussi
expérience de la réflexion menée par cet Autre au sujet de questions à portée universelle
( la question de la légitimité du pouvoir politique, partant, celle de sa nature).
Cette représentation mène à un tableau comparatif Occident/Orient. Ces catégories
sont utilisées dans le texte d’Al Kawâkibi, en dépit de tout ce qu’elles comprennent de
problématique. Le terme d’Orient a, dans l’approche orientaliste, une dimension
comparative négative : celle qui consiste à définir cet Autre de l’Occidental, cet Autre
de la civilisation née avec le développement du capitalisme. Il implique, même une
6 AL KAWÂKIBI (Abd Al-Rahmân) : Tabâ°i’ al-°istibdâd, ( La nature du despotisme), édition
Moufim, 1988, Alger
4
essentialisation de cet Autre en lui attribuant une identité culturelle permanente, une
historicité différente, mais aussi, une psychologie collective .
Or, le texte d’Al Kawâkibi semble intérioriser ces catégories en décrivant de la
même manière une psychologie collective propre à chacune des deux catégories. Sa
comparaison s’effectue à deux niveaux : celui du tempérament individuel et celui du
rapport au pouvoir :
• Sur le premier plan, le portrait de 1’ »occidental » est moins élogieux :
« L’Occidental est matérialiste, fort d’esprit, dur dans ses relations avec ses
semblables, accaparateur, avide de vengeance, comme si rien n’était resté des nobles
Q
sentiments et principes que lui a transmis le Christianisme venu d’Orient »
• Sur le plan du rapport politique, la représentation binaire est différente :
« Ainsi, entre les Orientaux et les Occidentaux , il existe d’importantes différences,
où l’on préfère l’Oriental en ce qui concerne son tempérament individuel, mais
absolument l’occidental en ce qui concerne les enjeux sociaux. A titre d’exemple,
les occidentaux exigent de leur prince la fidélité à ses fonctions et le respect de la
loi, alors que le sultan oriental exige de ses sujet l’allégeance et l’obéissance. »
Là réside toute la différence, selon Al Kawâkibi, car le tempérament individuel n’a
pas d’effet pertinent à partir du moment où la nature du système politique a un effet
déterminant sur l’éducation et la moralité des individus, donc la possibilité de pervertir
ce dernier. C’est pourquoi, en dépit du fait que le premier type de comparaison est
favorable à l’Orient, le second demeure décisif, car il réduit considérablement la
causalité du premier. En effet, le despotisme produit trois types d’effets sur l’individu
en tant qu’être moral, en tant qu’il est en quête de savoir et en tant que producteur de
richesses
• Le despotisme contraint à l’immoralité dans la mesure où, ôtant à l’individu sa
liberté, il le contraint à sacrifier le choix des valeurs morales en vue d’assurer sa
survie en tant qu’être biologique, dans un environnement qui inverse l’ordre de
ces valeurs et fait de cette inversion le critère de la survie.
• Le despotisme est un frein au développement économique, car il introduit
l’insécurité chez ceux-là même qui, produisant les richesses, n’ont aucune
garantie de les conserver, car elle peuvent être usurpées par le détenteur du
pouvoir.
• Le despotisme s’appuie sur l’ignorance des sujets et entretient cette dernière.
Quelle est la pertinence de cette représentation de soi ? Le texte d’Al-Kawâkibi ne
comprend pas de détails historiques. Il s’agit d’un exposé systématique du despotisme,
et qui a davantage pour objet une forme idéaltypique, et qui l’est d’autant plus que
l’Etat Ottoman du 19 eme siècle est loin d’être plongé dans l’immobilisme. L’approche de
Khair Al-Din Al -Tûnisi rend davantage compte des tensions politiques réelles qui
animent la vie politique de l’époque. Il est vrai que les contextes sont différents ; Al
Kawâkibi a des responsabilités culturelles en Syrie, à l’échelle de la Province, et est
confronté aux différents niveaux de pouvoir politique avant son exil. A l’opposé, Khair
7 Cf SAID (Edward) : L’Orientalisme. L’Orient Créé par l’Occident , Paris, Seuil, 1980 Et notamment
le premier chapitre où il est question de la description que fait Lord Cromer de l’âme Orientale.
8 AL KAWÂKIBI (Abd Al-Rahman) : Op. Cit., pl06
5
Al-Din Al-Tûnisi est ministre, donc un homme d’Etat oeuvrant à la réforme politique de
la province de Tunis, en vue d’y mettre en place une constitution moderne, peu avant les
occupations italienne puis française. L’enjeu de l’époque est celui des Réformes
politiques à l’échelle de l’Empire (les Tanzimat). Contrairement à l’image qui en est
donné (celle du despotisme oriental), de nombreux historiens contemporains insistent
sur l’existence d’un souci constant de modernisation à Istanbul 9 . Ce souci s’est d’abord
traduit sur le plan militaire, par le remplacement de l’armée des janissaires par une
armée dite « moderne » dont l’organisation est similaire à celle des armées européennes.
Il se traduit, par la suite, par le souci de réformes politiques à l’échelle de l’empire, afin
de remettre en cause le système tributaire dominant 10 . Les Tanzimat sont ces réformes
législatives à l’échelle de l’empire dans son ensemble, et dont la fonction est
d’harmoniser et de moderniser la législation ottomane 11 . Ils n’instaurent pas encore
l’idée d’un système constitutionnel, mais lui pavent la voie, et une constitution est
instaurée, dès le début du 20 eme siècle, deux décennies avant l’effondrement définitif de
l’Empire.
C’est parce qu’il tient compte de cette situation que le texte d’Al-Tûnisi semble plus
précis, notamment lorsqu’il reflète la polémique entre les conservateurs et les
réformistes, entre ceux qui voient dans les Tanzimat une dérive et une déviation par
rapport aux principes du Sultanat 12 , et ceux qui les considèrent comme la seule issue à
la crise de l’Etat.
Dans sa description des tensions qui ont accompagné ces réformes, Al Tûnisi
s’exprime ainsi :
« Le commun des gens avait, par principe, totalement rejeté ces Tanzimat, à tel pont
que des troubles ont gagné certaines contrées du royaume. La cause en est que des
factions qui tiraient profit de leur pouvoir absolu de décider sans limite et sans compte à
rendre, ont distillé les mensonges et idées fallacieuse parmi les gens, dès qu’ils ont
compris que la nouvelle organisation de l’administration et du pouvoir instaurée par les
Tanzimat compromettait leur s intérêts personnels. Ils ont par exemple fait croire « que
1 O
cette nouvelle législation était contraire à la loi islamique ».
Al Tûnisi distingue une identité statique, celle du statu quo, celle du despotisme, de
l’immobilisme politique, et une identité dynamique, celle qui tend vers le changement et
la réforme politique. L’influence de l’Autre rend possible, non seulement une prise de
9 Cf MANTRAN (Robert) : Histoire de L’Empire Ottoman, Fayard, 1989
JEWAD Kaïs : Du Califat au Coup d’Etat, Paris, Alpha Beta, 1994
10 La notion de système tributaire est élaborée afin de tenir compte de la spécificité des rapports de
production, où la classe dirigeante est dépendante d’un Etat centralisé, et ne connaît pas les mêmes
ressorts que la féodalité médiévale.
Cf GURSEL (Seyreftin) : L’Empire Ottoman Face au Capitalisme, Paris, 1982
11 Parmi ces Tanzimat promulgués ès les décennies 50 du 19 ème siècle, ceux relatifs au démantèlement
des grands domaines et au partage des terres, et ceux relatifs à l’égalité entre musulmans et non-
musulmans et à l’harmonisation des statuts ( rejeté par les autorités chrétiennes).
12 La notion de Sultanat est dérivée de la notion de Khalifat. Défini par le philosophe et « théologien »,
Al-Mawardi, le Sultan est le détenteur du pouvoir en l’absence d’un Calife doté d’une légitimité d’origine
religieuse. La légitimité du sultanat est déduite de la nécessité politique, celle d’un pouvoir commun,
lorsque la communauté n’a pas tranché au sujet du détenteur légitime du pouvoir politique. Le sultan
ottoman s’est autoproclamé calife, mais n’est pas reconnu comme tel par l’ensemble des « savants ».
13 AL TÛNISI (Khair Al Din) : Aqwam Al-Masâlik Fi Ma’rifati Ahwâl Al-Mamâlik, ( la plus juste des
voies dans la connaissance de l’état des royaumes ), Le Congrès Tunisien des Sciences, des Lettres et des
Arts, Tunis
6
conscience de ce soi, mais aussi un positionnement politique à l’intérieur de ce conflit
entre les forces de l’immobilisme et celles du changement.
Cette influence est d’abord celle d’une étude historique précise des systèmes
politiques européens. Al-Tûnisi propose une étude comparative des différents systèmes
politiques européens auxquels il joint le système politique ottoman, considérant ce
dernier comme faisant partie du théâtre politique européen 14 .
L’approche plus rigoureuse d’Al Tûnisi ne fait toutefois pas de l’analyse d’Al
Kawâkibi une lecture simplificatrice et stéréotypée du système ottoman. En effet, ce
dernier exprime davantage la relation qui lie la population de la Syrie Ottomane aux
pouvoirs locaux, voire aux despotismes locaux des Walis et de la classe militaire. Les
macro-réformes politiques, controversées à l’échelle de la classe dominante, n’ont pas
manifesté leurs effets libérateurs au sein des sous-espaces régionaux.
b- De la perception négative du soi factuel à la recherche de l’identité
Une telle approche négative a pour objet le soi présent, défini comme étant le
système politique actuel. En dépit des catégories qu’il établit au sujet des types de
personnalités et de relations sociales, Al Kawâkibi n’essentialise pas l’opposition entre
l’Occident démocratisé et l’Orient despotique.
C’est lors de l’étude du rapport entre le despotisme et l’Islam qu’il met en évidence
l’opposition entre le système despotique actuel et les principes religieux, ce qui légitime
la mise en perspective d’un Islam originaire et fondateur, défini comme l’antidote du
modèle actuel qui, pourtant, se réclame de la légitimité religieuse.
Le débat est engagé avec ceux qui, de part et d’autre de l’échiquier politique et
idéologique, prétendent que le pouvoir absolu du prince se fonde sur le pouvoir absolu
de Dieu : « Ils considèrent qu’entre le despotise politique et le despotisme religieux il
existe un lien indissoluble, de telle sorte que l’existence ou la disparition de l’un au sein
d’une nation entraîne nécessairement celle du second... » 15 .
L’entreprise d’Al Kawâkibi a pour objet de dissocier la doctrine religieuse de
l’instrumentalisation dont elle fait l’objet. Reconnaissant le fait que le pouvoir politique
Ottoman s’appuie sur une légitimité de type religieuse, il considère la référence à la
source religieuse comme inauthentique. Ce qui permet de distinguer deux moments
dans l’argumentation :
• le moment du retour aux sources : celles du message religieux originel et qui
définit 1’ »essence » ou l’identité originelle du soi
• le moment de la dé-légitimation de l’état présent du soi, qui passe par la
recherche des facteurs incidents qui expliquent la dégénérescence de ce soi
présent.
14 L’historiographie de l’Empire Ottoman met en évidence le fait de l’ancrage européen de ce dernier,
du moins, jusqu’au 19ème siècle, du fait de l’intégration des vastes provinces balkaniques, mais aussi, du
fait de la participation de cet empire aux jeux d’alliances diplomatiques aux côtés des puissances
européennes.
15 AL KAWÂKIBI (Abd Al-Rahman) : Op cit , p23
7
Venons-en à cette recherche du soi originel. Il se définit par ce moment fondateur de
l’Islam des origines, celui de la prophétie et des quatre premiers Califes 16 .
Al Kawâkibi se réfère successivement aux sources doctrinales et aux pratiques
originelles. Dans l’ordre, il se réfère au texte coranique, à la sunna(ou tradition
prophétique) et aux pratiques des premiers Califes, évoquant un certain nombre de
principes largement développés par la suite :
• Le premier principe est celui d’égalité de naissance et entre les humains, au
sujet duquel il est fait référence au texte coranique (insistant sur l’abolition des
distinctions selon les origines) et le hadith prophétique en vertu duquel les
humains sont égaux comme les dents d’un peigne.
• Le second est le principe de délibération (la Shûra) et qui représente le
fondement du pouvoir politique. Il s’agit du principe, défini par deux versets
coraniques, la sunna et la pratique des premiers Califes, et en vertu duquel la
condition de la légitimité du pouvoir politique est la consultation pratiquée au
sein de la communauté ( la °Umma ).
Le système délibératif (Shûra) n’est pas uniquement un mode d’élection ou
d’investiture des détenteur du pouvoir politique, mais également un mode
d’exercice du pouvoir. « Ce dernier récit nous révèle à quel point les princes se
doivent de consulter leurs public, voire les sujets éclairés, de ne prendre de
décision qu’en fonction de leur avis, de conserver la force aux mains du peuple,
IV
et de se contenter d’être un pouvoir d’exécution... »
• Le troisième principe énoncé est celui de la justice sociale, défini par deux types
de règles :
o Celles instaurant l’égalité de droit et reconnaissant que la règle de droit
se situe au dessus du pouvoir politique.
o Celles instaurant le principe de redistribution des revenus à partir d’un
nombre de règles de droit et de préceptes moraux, exigeant cette
redistribution. Il est possible d’évoquer la Zakât (troisième pilier), et ses
règles de redistribution.
C’est à partir de ces trois principes qu’Al Kawâkibi confronte l’Islam des origines,
celui de la doctrine fondatrice et de la pratique des premiers Califes, à l’état actuel du
système politique arabe.
Plusieurs écueils sont à constater dans l’œuvre d’Al Kawâkibi :
• Le premier réside dans une approche globale et peu analytique des principes de
régulation politique dans la doctrine religieuse. L’étude de cette dernière
suppose une méthodologie rigoureuse et une approche analytique, fondée sur le
16 Le terme Calife désigne littéralement, celui qui succède. Il s’agit, dans la terminologie religieuse, de
celui qui est désigné par la communauté, pour succéder légitimement au prophète. Le concept de Calife
ne comprend pas a priori l’étendue des pouvoirs qui lui sont attribué. C’est pourquoi, il n’est pas possible
de le comparer au monarque (celui qui dispose du droit d’exercer le pouvoir sur les personnes et les
choses). Le pouvoir des premiers Califes était limité par le texte fondateur (le Coran), les règles dérivées
(la doctrine du droit ou Fiqh), le consensus au sein de la communauté, ainsi que par les règles de
procédure.
17 AL KAWÂKIBI (Abd Al-Rahman) : Op cit , p 27
8
classement des sources, leur hiérarchisation, leur interprétation et l’élaboration
de raisonnement. Or, le présent texte se contente d’une synthèse généralisatrice.
• Le second réside dans les lacunes de son approche comparative des religions,
lorsqu’il prête au Christianisme et au Judaïsme le même schéma d’opposition
qu’à l’Islam ; il s’agit de religion prônant au départ un système politique juste, et
dont l’instrumentalisation ultérieure a fait naître le despotisme. En fait, ce sont
les problématiques spécifiques aux autres religions, dans leur rapport au pouvoir
politique, qui font défaut, ü reste qu’à travers cette généralisation, l’auteur
cherche à établir la reconnaissance dont témoigne la doctrine de l’Islam vis-à-vis
des autres religions du Livre, et à insister sur la continuité entre les différents
monothéismes.
• Le troisième réside dans les projections de termes empruntés aux doctrines de la
philosophie politique européenne moderne sur la représentation des fondements
du pouvoir politique en Islam, notamment lorsqu’il parle de l’Islam politique
comme d’une doctrine démocratique et socialiste.
Il reste que les principes énoncés dans son approche synthétique sont le point de
départ d’un très riche débat au sujet des principes du pouvoir politique tels que définis à
partir de la doctrine religieuse.
Des débats davantage liés aux contingences historiques figurent dans le texte d’Al
Tûnisi. Ce dernier, énonce également les deux principes que sont la délibération et la
prééminence du droit sur le pouvoir. La contestation du despotisme, voire, selon son
expression, du pouvoir absolu, s’appuie sur une légitimation religieuse, ainsi que sur la
même référence au texte doctrinal.
Toutefois, un autre champ de références est mobilisé ; celui aux penseurs de la
tradition arabe « médiévale » , celle des ll eme et 12 eme siècles, notamment à Ibn ‘Arabi
qui considère que la délibération est un fondement de rapports sociaux tels que définis
par la doctrine religieuse.
Une autre série d’arguments est mobilisée, celle en rapport avec l’efficacité des
réformes politiques. Le progrès économique en dépend, et ce qui devrait poser problème
aux « conservateurs », c’est l’état de dépendance économique de la société ottomane, la
facilité avec laquelle le Sultan a été en mesure, à la fois de compromettre la sécurité et
la stabilité des marchands de l’Empire et à accorder des privilèges aux marchands
européens, enfin, l’absence de cadre législatif et constitutionnel servant de base au
progrès.
Reconnaissant le principe délibératif (Shûra), la doctrine religieuse initiale ne tranche
pas au sujet de la question de savoir qui a le pouvoir de délibérer. Al Tûnisi apporte une
réponse classique, celle mise en pratique lors des premiers Califats, et qui consiste à
attribuer le pouvoir délibérant à l’ensemble des »justes » et « savants » de la société,
ceux qui, par leur moralité et leur savoir, peuvent représenter la société, et qui on la
dénomination de « ceux qui engagent et pactisent » au nom de celle-ci.
Cette définition du principe délibératif représente l’une des variantes de la doctrine
religieuse du pouvoir politique, dont l’autre consiste à affirmer le droit de toute
personne à la participation aux processus politiques délibératifs.
Il reste que la pensée d’Al Tûnisi subit une double influence : celle de la doctrine
traditionnelle musulmane et celle de l’observation historique des expériences française
9
et britannique, où s’articulent le principe de séparation des pouvoirs et la place
prépondérante d’une élite politique.
L’affirmation d’un soi originel, celui qui implique un système politique «juste»,
accompagne la négation d’un soi présent, celui du «despotisme» et de la
«décadence». C’est l’apport de l’Autre, celui que représente la connaissance de la
philosophie politique moderne et l’observation des systèmes constitutionnels français et
britannique, qui représente l’élément de médiation entre soi et soi, et permet d’amorcer
la distanciation par rapport au soi présent afin de renouer avec le soi originel.
On retrouve ce positionnement dans une majeure partie des œuvres philosophique
des dits « réformateurs musulmans » de la renaissance. Muhammad Abduh insiste sur
cette même opposition entre le soi originel et le soi présent. Mais, ayant une
connaissance plus ample de la doctrine religieuse ( étant lui- même l’un des principaux
dignitaires religieux d’Egypte), il n’omet pas certaines nuances. La principale d’entre
elle consiste à réfuter l’assimilation du Califat à la théocratie. La référence aux sources
religieuses permet de s’opposer à toute confusion entre le pouvoir temporel et le
pouvoir spirituel. Se référant à la tradition des premiers Califes, il insiste sur le fait que
le pouvoir confié à ces derniers en fonction du principe délibératif est un pouvoir civil et
non religieux, et que personne n’a le droit d’exercer un pouvoir sur les croyances et les
convictions des individus.
« Il n’y a, dans l’Islam, aucun pouvoir religieux autre que le pouvoir de la bonne
recommandation et de l’exhortation à accomplir le bien et à se détourner du mal, et il
s’agit d’un pouvoir que Dieu a attribué au moindre des musulmans sur le plus important
d’entre eux, mais aussi au plus important d’entre eux sur le moindre d’entre eux.
Ils rétorquent que, si le Calife n’est pas investi de ce pouvoir religieux, alors ce dernier
revient au Mufti ou au Cadi (le juge religieux) ou au Cheikh al-Islam.
Ce à quoi je réponds : L’Islam n’a pas donné à ceux là le moindre pouvoir sur les
croyances et les jugements (des individus) et tout pouvoir qui leur est attribué est un
pouvoir civil défini par le droit musulman, personne n’ayant le droit de prétendre avoir
d’ascendant sur la foi ou la croyance d’une personne ...»
A travers cette explication, une fonction supplémentaire s’ajoute, celle de
différencier le soi original d’une assimilation aux catégories de l’Autre, à travers
l’affirmation selon laquelle les principes relatifs au pouvoir politique en Islam se
distinguent nettement du pouvoir théocratique que l’on retrouve dans d’autres
religions 19 .
c- La décadence du soi et la prospérité de l’Autre
Cette opposition du Soi présent et du Soi originel mène à une conséquence
inéluctable, celle qui consiste à rechercher une explication historique du déclin du Soi.
18 ABDUH (Muhammad) : Al A’mal Al-Kâmila, (Oeuvres Complètes,), Volume 3, Al Mu°assasa Al-
‘Arabiyya li Al-Nashr, Beyrouth, 1980, pp288-289
19 II reste que Muhammad Abduh n’a pas un positionnement aussi net qu’Al Kawâkibi, au sujet du
choix du système politique, et se contente d’établir les règles et principes limitant le pouvoir politique, et
définissant les droits de l’individu. L’une de ses correspondances, par trop exploitée, évoque l’idée très
circonstanciée, de la probable émergence d’un « despote juste », (pendant du « despote éclairé » de
Voltaire) au sein de l’Empire, à un moment où il « apparaît » que l’ensemble de la société et des acteurs
politiques ont été corrompus. Toutefois, ce texte, isolé, entre en contradiction avec l’ensemble des
ouvrages philosophiques de l’auteur.
10
La perception de ce déclin s’est faite sou plusieurs angles : Muhammad Abduh
comprend tout autant les questions politiques que celles relatives au développement de
la philosophie et des sciences, et inclut la totalité des domaines de la « civilisation », au
sein d’une totalité. A l’opposé, Al Kawâkibi insiste sur la centralité de la problématique
politique, celle qui consiste à faire de l’instauration du despotisme l’élément pivot de
toutes les formes de déclin.
L’explication d’Al Kawâkibi part du rapport entre la doctrine religieuse et le pouvoir
politique, posant la question suivante : comment une doctrine religieuse si contraire au
despotisme a-t-elle permis la naissance de ce dernier ? La réponse à cette question
mobilise deux types de réponses, l’une doctrinale et l’autre proprement historique.
La première consiste à attribuer cette dérive aux transformations qu’a subi la doctrine
religieuse originelle, celle imposée par les partisans de l’excès « Al-Ghulât », et qui,
auraient importé deux conceptions étrangères à l’Islam de la vie et du pouvoir, l’une
appelant à sacrifier le mondain pour le spirituel et l’autre appelant à la soumission à un
pouvoir absolu, temporel et spirituel. Al Kawâkibi fait référence à la fois à l’ascétisme
chrétien et aux monarchies théocratiques que l’on retrouve dans l’histoire chrétienne,
mais aussi dans l’environnement perse pré-islamique, tout en insistant sur le fait que le
Christianisme originel n’est pas responsable de ces deux tendances.
Dans son approche historique, Al Kawâkibi met en évidence deux facteurs :
• L’ascension des «Ghulât» au sein de l’Islam, dont il attribue les excès aux
doctrines minoritaires (notamment les confréries soufies) .
• La confiscation du pouvoir par les peuples non-arabes de l’empire : les
« ‘ajarn », et qui accompagne l’effondrement du califat de Bagdad.
Les textes de Muhammad ‘Abduh reprennent les mêmes facteurs, mais entrent dans
une analyse plus nuancée de l’immobilisme et de l’absence d’évolution au sein de la
pensée religieux, enfermée dans les limites d’un traditionalisme qui, en même temps,
cesse d’être fidèle au source, et ne privilégie plus la connaissance des sources et de la
doctrine.
Une telle approche met en évidence les conclusions suivantes :
■ La décadence du soi est davantage perçue comme un accident historique que
comme une conséquence découlant du processus historique lui-même (et nous
sommes loin de la périodisation systématique d’Ibn Khaldûn).
■ Elle est attribuée à des facteurs et éléments exogènes (l’influence des autres
religions constituées, des autres modèles de pouvoir, des forces politiques non-
arabes et des « ghulât ».
On y trouve l’influence de la pensée nationaliste arabe, elle-même produit de la
philosophie politique de la modernité européenne. La distinction arabe/ non-arabe est à
la fois très ancienne et très récente, dans le discours politique des arabes. Ses très
anciennes racines remontent à la période de l’Arabie pré-islamique, la « Jâhiliyya », où
20 II est à noter que l’essentiel des musulmans réformateurs de la Renaissance sont imprégnés de la
philosophie rationaliste et demeurent suspicieux vis à vis des courants mystiques jugés « irrationnels ».
Cette suspicion est d’autant plus forte que :
certains sultans hostiles aux réformes (notamment Abdul-Hamid II) ont soutenu les confréries
mystiques (soufies)
nombre de ces confréries ont prôné l’obéissance pure et simple au pouvoir en place
11
étaient privilégiées les identités tribales et ethniques. Abolie par le texte coranique, au
nom de la priorité de la référence universaliste à l’espèce humaine, elle resurgit à
différents moments de l’histoire politique arabe, une fois la phase originelle (celle des
quatre premiers Califes) dépassée. L’émergence de la pensée nationaliste arabe apparaît
comme la jonction de ces tendances archaïques et d’une idéologie empruntant sa
méthode et son contenu à la philosophie politique européenne moderne” .
Toutefois, l’apport du nationalisme arabe demeure, ici, limité à la grille de lecture de
l’histoire, sachant que Abduh ne s’en réclame pas, et qu’Al Kawâkibi est davantage
partisan de l’autonomie des arabes au sein de l’empire Ottoman que de leur pure et
simple séparation.
De même que la décadence du soi trouve ses causes dans l’extérieur du soi, de
même, la prospérité de l’Autre n’est pas inscrite dans son essence originelle. Al Tûnisi
insiste sur le fait qu’elle soit récente, et que ses causes le soient également. La cause
réside dans l’instauration de nouveaux systèmes politiques et juridiques, ceux qui
remplacent l’arbitraire par les cadres constitutionnels.
En ce qui concerne la prospérité de T Autre, elle est aussi le produit d’une histoire
tardive. Les auteurs cités sont d’accord pour l’attribuer à une rupture avec le Moyen-âge
chrétien. Ainsi Al Tûnisi affirme sans ambiguïté que les causes ne résident, ni dans les
archétypes de la civilisation européenne, ni dans l’identité chrétienne, et qu’ »ils ont
atteint ces fins, ainsi que le progrès dans les sciences et les arts, grâce aux réformes
constitutionnelles ( Tanzimat ) basés sur la justice politique, l’incitation à l’acquisition
des richesses, à l’extraction des richesses naturelles et à une meilleure connaissance de
22
l’agriculture et du commerce. »
Il reste que ce facteur historique ne peut être considéré comme incident, dans les
œuvres citées. La rupture qu’impose la modernité à l’Europe représente un tournant
décisif, mais aussi un changement de paradigme civilisationnel. C’est pourquoi, on peut
constater une attention particulière à l’analyse de ce nouveau paradigme. Au-delà de
cette tentative commune d’établir que cette modernité ne résulte pas de la religion de
l’Autre (le Christianisme), et qu’elle est plutôt compatible avec la religion du Soi
(l’Islam), il est possible de percevoir l’influence décisive de la dite «philosophie des
lumières », dans sa version française. En défendant l’idée selon laquelle la modernité
européenne, source de prospérité et de justice, est le produit d’une rupture avec le passé
médiéval chrétien, la pensée politique des auteurs de la Renaissance arabe s’approprie
les catégories de la dite philosophie, tout en démontrant la compatibilité de ces
catégories avec l’Islam originel.
Trois mouvements sont présents dans ces textes :
• Celui de la réplique aux critiques de T Autre qui considère l’Islam comme la
cause de l’immobilisme des sociétés de l’Empire Ottoman. La réplique de
Muhammad Abduh à Gabriel Hanotaux et Ernest Renan en témoigne.
21 La grille de lecture historique des penseurs nationalistes arabes d’orientation séculière, empruntent
une partie essentielle des concepts à la philosophie politique européenne. Par exemple, Sâti’ Al Husari se
réfère à l’identité langue /nation établie par Herder, puis par Fichte, et attribue la décadence du monde
arabe à l’ascension des forces non-arabes et à leur monopole du pouvoir dès les milieux de l’ère
abbasside.
AL -Husari (Sâti’) : Al-A ’mâl al-Qawmiya al-Kâmila, (Œuvre complète sur la question nationale),
Beyrouth, Center for Arab Unity Studies, 1990
22 AL TÛNISI (Khair Al-Dîn) : op cit, p!05
12
• Celui de la reconnaissance quasi-consensuelle des acquis de la modernité
européenne
• Celui de l’appropriation de ces catégories par le Soi originel musulman.
d- L’intégration des valeurs de la modernité : quête de soi ou invention de soi ?
Ce mouvement de la pensée arabe de la renaissance permet de s’interroger sur
l’authenticité du troisième mouvement, à savoir, celui de l’appropriation, par le Soi, des
catégories de la modernité. Des philosophes arabes contemporains y voient l’artifice
d’une pensée profondément influencée par les catégories de la philosophie « moderne »,
et visant à transposer dans l’espace civilisationnel recouvert par l’Etat Ottoman, le
paradigme de cette modernité.
Le philosophe marxiste Hasan Hamdân (de pseudonyme Mahdi ‘Amil) met en
relation ce processus culturel avec les facteurs structurels, économiques et politiques
que sont l’émergence de nouvelles élites liées à la domination européenne, et la rupture
structurelle causée par l’introduction d’un capitalisme exogène (compradore), au sein de
la société arabe 23 .
Hasan Hamdân considère l’engouement pour les formes de démocratie
représentative, et la volonté de légitimer la doctrine islamique du pouvoir politique à
partir de ce modèle, comme l’expression de cette dépendance idéologique, elle-même
reflet de la dépendance structurelle et a-structurelle (celle relative aux rapports de
classes).
C’est le développement de cette pensée dite «post-moderne», qui, au sein de la
pensée arabe contemporaine, met en doute les corrélations établies par les penseurs de
la Renaissance (la Nahda). Hasan Hamdân emprunte un grand nombre de concepts
philosophiques à Louis Althusser et Nicos Poulantzas, qui se situent en rupture avec les
catégories dites de la « modernité ».
Peut-on se situer sur le terrain de l’analyse structurelle (des rapports de dépendance
politique et économique) afin de justifier ou d’invalider les catégories de la philosophie
politique de la Renaissance ? A ce titre, il nous est possible de transposer, peut-être
abusivement, la distinction que Karl Popper établit entre le « contexte de découverte »
et le »contexte de justification », pour reléguer, de notre point de vue, l’analyse des
formes de causalité sociale et économique, du côté du contexte de découverte, et afin de
nous intéresser de plus près au développement des catégories de pensée pour elles-
mêmes.
A ce propos, la reconstitution de l’histoire de la prophétie et des ères des premiers
califes, par la méthodologie de r
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