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Murtada Mutahharî
La pensée islamique:
champs et repères
Editions A.R.C.S.
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ISNB - 2-910183-07-6
Edité par A.R.C.S.
B.P. 7092 69301 Lyon Cedex 07
Imprimé par A.A.M.
42550 Combreau - Apinac
Dépôt légal : 2ème trimestre 1998
'Allâma Murtada Mutahharî
La pensée islamique
champs et repères
Traduction revue et corrigée par
R. OUSSEIRAN
Introduction
Ce livre que nous présentons au lecteur francophone
fait en réalité partie d'un ouvrage (paru en persan) de ‘Allâma
Murtada Mutahharî qui est une introduction à sept branches
des sciences islamiques : la logique, la philosophie, al-
kalâm, le ‘irfân, les principes de la jurisprudence, la
jurisprudence et la sagesse pratique ou morale.
Pour chacune des branches étudiées, l’auteur expose
ses fondements, ses caractéristiques et ses repères. Par sa
méthode d'exposition, la simplicité du style mais aussi les
connaissances importantes qu'il fournit, ce livre peut être
considéré comme une source d'apprentissage aux sciences
de l'Islam, aussi bien pour les Musulmans que les non-
Musulmans, désireux d'aborder l'Islam à partir de la
réflexion qu'il a suscitée au sein de sa communauté.
Penseur formé par l'école traditionnelle (hawza) et
militant engagé dans la société de son époque, le martyr
Mutahharî a su joindre ces deux aspects pour pouvoir
présenter son sujet à la fois d'une manière authentique et
moderne. Dans son livre, comme d'ailleurs dans la plupart
de ses ouvrages, Mutahharî répond aux questions de son
temps. Il a étudié la pensée occidentale, il a lu les ouvrages
des orientalistes, il a connu les ravages de l'acculturation
sur la jeunesse de son époque, pour l'avoir côtoyée et même
formée. C'est à ce titre qu'il pensait pouvoir apporter une
réponse en redonnant confiance dans l'authenticité de
l'Islam.
Pour ce faire, il a remis en cause, pour chacune des
sciences abordées, les prétentions des orientalistes qui
niaient que l'Islam puisse être à l'origine de telles recherches.
Pour lui, le saint Coran est d'une richesse inépuisable pour
celui qui sait le méditer. A partir de cette source, les penseurs
ont, plus ou moins, subi ou recherché l'apport d'autres
cultures, ce qui est tout à fait normal étant donné le champ
d'expansion de l'Islam et la nature même de cette religion
où la recherche de savoir constitue un devoir pour le
Musulman. Mais c'est l'enseignement premier de l'Islam
qui est à la source des recherches en philosophie, en théologie
ou en mysticisme.
L'auteur insiste ensuite sur l'importance de la diversité
dans la recherche. Pour lui, la diversité ne signifie pas la
division de la communauté. C'est ainsi qu'il peut analyser
et comparer les différentes branches du savoir et étudier
leurs contributions réciproques. Il expose aussi, pour chaque
science, les différentes écoles qui y sont apparues et les
causes de leur apparition. Les philosophes, les théologiens
ou les mystiques, malgré leurs différences et parfois leurs
querelles, ont tous contribué à ce qui constitue le patrimoine
de l'Islam. C'est dans cette optique que Mutahharî les a
étudiés.
Le soufisme ou ‘irfân a toujours trouvé un écho en
Occident, pour diverses raisons. Cela ne peut être que
bénéfique d'une manière générale. Mais considérer le
soufisme comme opposé à l'Islam, ou les soufis comme
différents des Musulmans, comme le prétendent certains
qui ne peuvent concevoir l'unité dans la diversité, est un
non-sens. Mutahharî analyse d'ailleurs cette façon de penser,
et son exposé sur le soufisme est la meilleure réponse à
ces prétentions. Si certains aspects du soufisme pratique
ont pu être critiqués par des penseurs musulmans, il
n'empêche que le soufisme est né dans l'Islam et s'est
développé en terre d'Islam.
Avant de conclure, nous ferons remarquer que
l'appartenance de l'auteur à l'école imamite ajoute à son
exposé une dimension unitaire inégalée car il y a intégré
l'apport de générations de penseurs imamites, outre l'apport
des Imams eux-mêmes, aux différentes recherches en
philosophie, en théologie et en ‘irfân.
Biographie de ‘Allâma
Murtada Hf etahharî
M urtada Mutahharî Khorasânî est né le 2 février
1920 dans le village de Farimân situé à sept
kilomètres de la sainte cité de Mash-had, dans la province
de Khurasân.
Son père, le shaykh Muhammad Husayn Mutahharî
était un personnage très respecté par les différentes couches
de la société. Il avait étudié à Najaf, avait fait un long
séjour en Irak, en Arabie et en Egypte, avant de revenir à
son lieu de naissance. Il fut un homme pieux et croyant. Il
mourut à l’âge de 90 ans.
Le jeune Murtada a fréquenté l’école élémentaire du
village, le maktab-khân, où il a appris à lire et à écrire les
sourates du saint Coran. Son père a beaucoup contribué à
la formation de sa personnalité morale et spirituelle.
En 1932, à l’âge de douze ans, il se rend à la ville
sainte de Mash-had et commence à étudier dans la hawza
(centre d’enseignement religieux). D’éminents maîtres en
littérature, en sciences juridiques, en philosophie et autres
sciences islamiques avaient donné un élan remarquable au
centre d’enseignement de Mash-had, contribuant à assurer
une solide formation au jeune étudiant et à lui ouvrir de
larges perspectives. Il dit, dans son ouvrage "Les causes
de la tendance au matérialisme" : “Je me souviens qu’au
cours de ma vie d’étudiant en sciences islamiques à Mash-
had, où j’apprenais la langue arabe, les philosophes et les
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Murtada MUTAHHARÎ
soufis me semblaient certainement plus éminents que les
savants ayant contribué aux inventions et aux explorations.
Je me souviens parfaitement qu’entre l’âge de treize et
quinze ans, un personnage m’avait fasciné. Je désirais
contempler son visage et avoir la possibilité de l’écouter et
d’assister à ses cours. Il s’agit du regretté Agha Mirzâ
Mahdî Shahîdî Razawî, maître en philosophie religieuse.
Mon rêve ne fut pas exaucé car il mourut vers. 1936.”
Mais la répression du régime pahlavi limita les
possibilités d’enseignement dans la hawza de Mash-had.
Murtada dut se replier à Qum. Il avait presque dix-huit ans
lorsqu’il arriva dans cette ville. Il y obtient une hujra
(logement d’étudiant) dans la madrasa Fawziyya, située
près de celle de Muntazarî qui fut son ami et collègue au
cours de ces années d’études.
La madrasa Fawziyya était réputée pour son
enseignement de haut niveau. De grands maîtres y
professaient, parmi lesquels l’Imam Khumaynî, dont les
cours ont été assidûment suivis par le jeune Murtada, deux
ans durant. Il rapporte : “Ayant émigré à Qum, j’ai retrouvé
dans les traits d’un de mes maîtres le visage qui me
manquait ; j ’y ai trouvé les traits de Aghâ Mirzâ Mahdî....
Les cours de morale dispensés par cette personnalité qui
m’était chère, tous les jeudis et vendredis, représentaient
pour moi un cheminement spirituel et non une simple leçon
de morale. L’apprentissage auprès de ce maître d’inspiration
divine a forgé toute ma personnalité et mon savoir.”
Biographie
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Il étudie, auprès de son maître Khumaynî, l’éthique et
la philosophie de Mulla Sadra (1571-1641) et quelques
ouvrages de Mollâ Hâdî Sabzawârî (mort en 1878). En
1941, il fait la connaissance d’un grand érudit, philosophe,
juriste et médecin, Hajj Mirzâ ‘Alî Aqâ Shirâzî Ispahânî
qui l’initie à l’étude de Nahj al-Balâgha, recueil des sermons
et paroles de l’Imam ‘Alî 3S&. Ce fut une vraie découverte
pour le jeune étudiant qui se plongea entièrement dans
l’étude de cette somme spirituelle de haut niveau. Il
poursuivit, au cours des années suivantes, ses études avec
de grands maîtres tels que l’ayatollah Borûjerdî qui s’était
opposé à la politique du Shah.
C’est en 1946 que les difficultés sociales et politiques
du monde musulman l’amènent à consulter les ouvrages
de base du marxisme, un des courants qui s'était développé
dans la société de l'époque. Il s'agissait pour lui de répondre
et de réfuter les thèses avancées par cette doctrine. Il suit
également les enseignements de ‘Allâma Tabatabâ’î, un
des grands maîtres de la pensée musulmane, qui avait rédigé
une exégèse du saint Coran, Tafsïr al-Mîzân.
Le maître Mutahharî s’installe ensuite à Téhéran où il
est engagé à la medresa Marwi pour enseigner les œuvres
de Molla Hâdî Sabzawârî et le Shifâ d’Ibn Sînâ (Avicenne).
En octobre 1955, il est accepté comme chargé de cours à
la faculté des sciences islamiques de l’Université de Téhéran,
avant de présider le département de philosophie musulmane.
Seul spécialiste des ouvrages d’Avicenne, il entreprit de
les enseigner. Il commentait également à la hawza de Qum
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Murtada MUTAHHARÎ
des ouvrages de kalâm, de logique, de droit et de philosophie.
Ainsi, il forma de nombreux étudiants qui allaient devenir
plus tard les cadres intellectuels de la société.
Tout au long de ces années, son activité politique et
intellectuelle très intense l'amena à participer, de Téhéran,
à la préparation de la révolution islamique qui allait
précipiter le régime du Shah et instaurer la république
islamique en Iran, sous la direction de l’Imam al-Khumaynî.
C’est probablement à cause de la richesse de sa pensée
et sa grande sagesse ainsi que pour son rôle politique et
social éminent qu’il fut assassiné à l’aube de la nouvelle
république, le 2 mai 1979. Il fut enterré à Qum.
Qu'est-ce que la
PHILOSOPHIE ?
Définitions littérale et sémantique
Falsafa (en arabe) a une origine grecque. Ce mot est
un nom verbal dérivé du mot grec philosophia, composé
de philos et sophia, le premier signifiant l'amour et le
second, la sagesse. Ainsi, philosophia signifie l'amour de
la sagesse. Platon appela Socrate philosophos dans le sens
où ce dernier était amoureux de la sagesse. Donc, le terme
falsafa est une arabisation, un nom verbal signifiant la
tâche ou la recherche des philosophes.
Avant Socrate, un groupe s'était donné pour nom
"sophistes". Ceux-ci firent de la perception humaine la
mesure de la réalité et utilisèrent d'arguments fallacieux
dans leurs déductions. Le terme "sophiste" perdit
progressivement son sens original et vint à désigner ceux
qui usent d'arguments fallacieux. Le terme safsafa, en arabe,
désigne la même réalité.
Socrate, voulant probablement éviter d'être identifié
aux sophistes, interdit aux gens de l'appeler par ce nom. Il
se nomma philosophe, l'amoureux de la sagesse. Peu à
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Murtada MUTAHHARÎ
peu, le terme philosophie remplaça le terme sophiste pour
désigner le savant alors que le terme sophiste vint à désigner
celui qui use d'arguments fallacieux. Ainsi, le philosophe,
en tant que terme technique, ne fut appliqué à personne
avant Socrate et ne fut même pas appliqué immédiatement
après lui. Le terme philosophie, également, n'a pas de
définition précise en ces jours. On dit que même Aristote
ne l'utilisa point. Plus tard, l'usage des termes philosophe
et philosophie se généralisa.
Quant aux Musulmans, ils adoptèrent le terme grec de
"philosophie" en lui attribuant une forme arabe et une nuance
orientale pour désigner la pure connaissance rationnelle.
La philosophie, dans l'usage courant des Musulmans, ne se
référé pas à une discipline ou une science particulière ;
elle recouvre toutes les sciences rationnelles, par opposition
aux sciences transmises telles que l'étymologie, la syntaxe,
la rhétorique, l'exégèse, la tradition et la jurisprudence.
Parce que ce terme a un sens générique, seul celui qui
embrasse toutes les sciences rationnelles de son temps, y
compris la théologie, les mathématiques, les sciences
naturelles, la politique, l'éthique et l'économie, peut être
appelé philosophe. C'est pour cela qu'on dit : “le philosophe
est un monde de savoir”.
Lorsque les Musulmans ont reproduit la classification
aristotélicienne des sciences, ils ont utilisé les termes falsafa
ou hikma, disant : “la philosophie, science rationnelle, est
divisée en deux domaines : le théorique et le pratique”.
Qu'est-ce que la philosophie ?
15
La philosophie théorique concerne les choses telles
qu'elles sont ; la philosophie pratique concerne certaines
actions humaines telles qu'elles devraient être. La
philosophie théorique est triple : la théologie ou philosophie
élevée, les mathématiques ou philosophie moyenne et les
sciences naturelles ou philosophie inférieure. La théologie
comprend à son tour deux disciplines. La phénoménologie
générale et la théologie proprement dite. Les mathématiques
contiennent l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la
musique. Les sciences naturelles sont divisées en plusieurs
disciplines. La philosophie pratique est divisée en éthique,
économie domestique et instruction civique. Le philosophe
complet embrasse toutes ces sciences.
La vraie philosophie
Pour les philosophes, un domaine jouit d'une
prééminence particulière dans la philosophie, il est nommé
philosophie première, ou élevée, ou science suprême,
universelle, théologie ou métaphysique. Les Anciens
considéraient que l'élément distinctif de cette science par
rapport aux autres était sa solide fondation sur la
démonstration et la certitude. De plus, elle préside toutes
les autres sciences. Elle en est, en réalité, la reine car les
autres en dépendent entièrement, tandis qu'elle n'en dépend
point. Un troisième trait distinctif est qu'elle est plus générale
et plus universelle que toute autre science. Pour les
philosophes, cette science est la vraie philosophie. C'est
16
Murtada MUTAHHARÎ
pourquoi le mot philosophie est parfois restreint à cette
science, mais cet usage reste rare.
Pour les anciens philosophes, le mot philosophie
présente donc deux sens : l'un, le sens dominant de la
connaissance rationnelle qui recouvre toutes les sciences
transmises et l'autre, restreint, qui concerne la théologie ou
la philosophie première, l'une des trois divisions de la
philosophie théorique. Par conséquent, deux possibilités
s'offrent à nous si nous choisissons de définir la philosophie
à partir de l'usage des Anciens. Tout d'abord, si nous
adoptons l'usage commun, et parce que la philosophie est,
dans ce cas, un terme générique n'étant pas appliqué à une
science ou discipline particulière, elle n'a pas de définition
spéciale. Elle signifiera toutes les sciences non transmises.
Etre philosophe signifiera embrasser toutes ces sciences.
C'est à partir d'une telle conception généralisée de la
philosophie qu'on dit : “La philosophie est la perfection de
l'âme humaine tant du point de vue théorique que pratique”.
Mais, si nous adoptons l'usage plus restreint, qui définit
la philosophie en tant qu'activité que les Anciens avaient
nommée vraie philosophie, philosophie première, science
suprême, la philosophie prendra alors une définition
spéciale. La réponse à la question : "qu'est la philosophie ?"
sera que la philosophie est une science qui étudie les états
de l'existence, à partir de ce qu'est l'Etre en tant qu'Etre, et
non à partir de sa propre individualisation, par exemple, en
tant que corps, quantité, qualité, homme, végétal, etc...
Notre connaissance des choses est de deux sortes :
Qu'est-ce que la philosophie ?
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1- elle peut être restreinte à certaines espèces ou genres,
comme elle peut être appliquée aux états particuliers, aux
déterminations iahkâm) et aux accidents ( ‘ awârid) de
certaines espèces ou certains genres, comme par exemple,
notre connaissance concernant la science de la détermination
des nombres (arithmétiques), des quantités (géométrie), des
états et propriétés des plantes (botanique), ou les états,
propriétés et déterminations du corps humain (médecine,
physiologie). Cette sorte de connaissance concerne toutes
les autres sciences, telles que la minérologie, la zoologie,
la psychologie, etc...
2 - Notre connaissance n'est pas limitée à certaines
espèces. Ces déterminations, états et propriétés sont perçus,
non pas du point de vue des espèces auxquelles ils
appartiennent, mais plutôt à partir de leur existence. Parfois,
nous étudions l'univers à partir de sa pluralité et de ses
sujets, alors que nous l'étudions parfois à partir de son
unité, considérant l'existence en tant qu'unité qui englobe
toutes les choses. Si nous comparons l'univers à un corps,
nous verrons que notre étude de ce corps sera faite de deux
façons. Quelques-unes de ces études s'attacheront aux
membres de ce corps (par exemple, sa tête, ses mains...),
d'autres s'attacheront à étudier la totalité de ce corps, à
partir de ces questions : quand ce corps a-t-il commencé à
exister, et combien de temps vivra-t-il ? Pouvons-nous en
parler comme d'un ensemble ? Ce corps a-t-il une unité
réelle, la multiplicité de ses membres est-elle réelle ou
non ? Est-ce une unité nominale qui se situe au niveau des
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Murtada MUTAHHARÎ
relations mécaniques et dans ce cas, dépasserait-elle l'unité
des appareils manufacturés ? Ce corps possède-t-il un
membre qui serait la source des autres soit, en d'autres
termes, la tête est-elle la source des autres membres ou
serait-ce un corps sans tête ? S'il a une tête, cette tête
a-t-elle un esprit sensible qui perçoit ou bien est-il creux et
vide ?
L'ensemble du corps jouit-il d'une sorte de vie ?
L'intelligence et la perception de ce corps sont-elles limitées
à des entités apparues par hasard comme des vers sur un
cadavre ? Est-ce que ce corps, en tant que tout, a-t-il une
fin, chemine-t-il vers une perfection ou une réalité ou bien
est-il sans but ? Est-ce que l'apparition et le déclin des
membres sont-ils gouvernés par les lois de la causalité ?
Le système qui gouverne ce corps est-il certain et
inéluctable ? Ou bien n'est-il gouverné par aucune nécessité
ni certitude ? L'ordre et la priorité des membres de ce
corps sont-ils réels ou non, et quels sont les organes
fondamentaux de ce corps ?
La partie de nos études qui se rattache à une
organologie de l'univers et de l'existence, constitue la
science, et celle qui se rattache à la physiologie de l'univers
en tant que tout constitue la philosophie.
Il y a donc un groupe particulier de questions qui ne
concerne aucune science précise, qui examine les êtres
particuliers et qui constitue une classe à part. Lorsque nous
étudions cet ensemble de questions et nous voulons
comprendre à quel genre il appartient (techniquement
Qu'est-ce que la philosophie ?
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parlant), nous réalisons qu'il s'agit d'accidents de l'Etre en
tant qu'Etre. Toutes les fois que nous examinons les identités
(mahiya) des choses comme, par exemple, lorsque nous
demandons ce qu'est la chose, la nature de cette chose, la
véritable définition d'un corps ou d'un homme, ou toutes
les fois que nous examinons l'existence des choses, comme
pour demander si un cercle réel ou une ligne existe, la
même discipline est en cause car la recherche de ces
phénomènes est une recherche qui concerne les accidents
de l'Etre en tant qu'Etre. Ainsi ces identités, pour ainsi
dire, font partie des accidents et des déterminations de
l'Etre en tant qu'Etre.
Avant de répondre à la question qu'est la philosophie,
nous devons admettre que ce terme a un sens spécifique
chez chacune des parties concernées. Chez les Musulmans,
elle est le nom générique le plus communément admis,
pour signifier toutes les sciences rationnelles, et non le
nom d'une science particulière et encore moins le nom de
la philosophie première, la science qui s'occupe des aspects
les plus universels de l'Etre, ne le rattachant à aucun sujet
particulier mais à tous les sujets. C'est une science qui
examine tout l'Etre en tant que sujet unifié.
Métaphysique
Aristote fut le premier à distinguer entre une série de
questions qui n'appartiennent ni aux sciences de la nature,
ni à l'éthique, aux mathématiques, à la société ou à la
logique, et qui devait être perçue comme faisant appel à
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Murtada MUTAHHARÎ
une science séparée. Il fut peut-être le premier à discerner
que le pivot autour duquel tournent toutes ces questions en
tant qu'accidents et états, est l'Etre en tant qu'Etre. Il fut
également le premier à découvrir le facteur qui relie ces
questions entre elles, questions issues de chaque science
mais différentes des autres, soit, en d'autres termes, l'objet
de la science. Les questions de cette science, comme celles
des autres d'ailleurs, furent plus tard étendues et enrichies,
comme cela apparaît clairement lorsque nous comparons
la métaphysique d'Aristote avec celle d'Avicenne, pour ne
pas mentionner celle de Mulla Sadra. Mais Aristote fut le
premier à élaborer cette science en tant que champ
indépendant et lui donner une place particulière parmi les
sciences.
Mais Aristote ne nomma pas cette science. Ses travaux
furent compilés après sa mort, dans une encyclopédie ; la
section en question, placée après la philosophie naturelle
et, n'ayant aucune appelation spécifique, fut connue sous
le terme de metaphysica, signifiant après la physique. Elle
fut traduite en arabe par mâ ba ‘d at-tabî ‘a. Il est probable
que l'origine de cette appellation fut oubliée mais étant
donné que certaines questions soulevées dans le cadre de
cette science, telles que Dieu et l'Intelligence pure, sont
externes à la nature, il arriva que certaines personnes, comme
Avicenne, proposent de la nommer, au lieu de métaphysique
mais prophysique car elle inclut le sujet de Dieu, qui est
prioritaire à la nature et non postérieur à elle.
Qu'est-ce que la philosophie ?
21
Cette erreur lexicale dans la traduction mena plus tard
à une erreur sémantique chez certains étudiants de
philosophie. Plusieurs Européens supposèrent que la
métaphysique équivalait à l'hyper-physique et que l'objet
de cette science consistait à étudier les phénomènes externes
à la nature. En fait, cette science inclut le naturel et le
supematurel, en somme, tout ce qui existe. Ce groupe a
confusément défini cette science ainsi : "la métaphysique
est la science qui se rapporte uniquement à Dieu et aux
phénomènes séparés de la nature".
La philosophie dans les temps modernes
La ligne de séparation entre l'ère moderne qui
commença au XVI e siècle de l'ère chrétienne et le monde
ancien fut marquée par le remplacement de la méthode de
la science déductive et rationnelle par la méthode
expérimentale et empirique, changement institué par des
chercheurs pour la plupart français, comme Descartes ou
anglais, comme Bacon. Les sciences naturelles en bloc
s'éloignèrent alors du domaine du raisonnement déductif
pour entrer dans celui de la méthode expérimentale. Quant
aux mathématiques, elles prirent un caractère semi-déductif
et semi-expérimental.
Suite à ce glissement, certains affirmèrent que la
méthode syllogistique (déductive) était peu fiable. Si une
science se situait au-delà de l'expérimentation concrète et
appelait exclusivement au raisonnement déductif, elle était
alors dépourvue de bases solides. Ce fut le cas de la
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Murtada MUTAHHARÎ
métaphysique, car l'expérimentation concrète n'y a aucune
place. Cette science fut alors jugée infondée, car ses
questions se situent au-delà de la confirmation et de la
réfutation par la recherche expérimentale. Ces personnes
ont tracé une ligne rouge plaçant une des sciences au-dessus
de toutes les autres et l'élevant au rang de reine des sciences.
Pour eux, la science de la métaphysique ou la philosophie
première n'est pas et ne peut pas exister. Ils privèrent ainsi
l'homme des questions que sa raison ressentait vivement le
besoin d'élucider.
D'autres chercheurs maintiennent que la méthode
déductive ou syllogistique ne peut être complètement rejetée
et elle doit être employée en métaphysique et en éthique.
Ils créèrent alors une nouvelle terminologie. Ce qui prenait
la forme d'une recherche utilisant la méthode expérimentale
fut nommé science et ce qui fut approché par le biais d'une
méthode déductive, incluant la métaphysique, l'éthique et
la musique, fut nommé philosophie. La philosophie
comprend donc les sciences qui utilisent uniquement la
méthode syllogistique et où l'expérimentation concrète ne
joue aucun rôle dans la recherche entreprise.
De ce point de vue, comme pour les anciens savants,
la philosophie est générique et non pas spécifique. Elle
n'est pas une science mais en comprend plusieurs. Mais,
considérée ainsi, la philosophie voit son domaine rétrécir.
Elle inclut toujours la métaphysique, l'éthique, la logique,
la loi et peut-être d'autres, mais les mathématiques et les
sciences naturelles lui échappent désormais.
Qu'est-ce que la philosophie ?
23
Les membres du premier groupe ont totalement rejeté
la métaphysique et la méthode déductive, plaçant toute
leur confiance dans les sciences empiriques et
expérimentales. Mais les chercheurs réalisèrent, avec le
temps, que si tout relevait du domaine des sciences
expérimentales, les questions posées resteraient limitées à
des sujets particuliers et nous serions alors complètement
privés d'une compréhension globale de l'univers que la
philosophie ou la métaphysique s'étaient chargées de fournir.
Ils proposèrent alors une philosophie scientifique, c'est-à-
dire une philosophie qui s'appuie entièrement sur les
sciences, par le biais de leur étude comparative, en
recherchant comment leurs questions peuvent être reliées
les unes aux autres pour déduire leur nature, leurs lois et
l'ensemble qui les unit. La philosophie s'attacherait à
répondre à ces questions générales. Le français Auguste
Comte et l'anglais Herbert Spencer se sont réclamés de
cette méthode.
La philosophie ne fut plus une science autonome, ni
par ses sujets ni par ses sources, puisque la philosophie
autonome avait pour sujet l'Etre en tant qu'Etre et sa
principale source résidait dans les axiomes premiers. La
philosophie est devenue une science dont la fonction fut
d'étudier les résultats des autres sciences, de les relier et
d'en tirer des questions générales à partir de leurs questions
limitées. La philosophie positiviste de Comte et synthétique
de Spencer sont de ce type. Pour eux, la philosophie n'est
pas une science séparée des autres, mais constitue une
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Murtada MUTAHHARÎ
vision plus large et plus profonde des choses vues et apprises
par le biais des sciences.
D'autres, comme Kant, ont pensé qu'il était d'abord
nécessaire d'étudier la connaissance elle-même, ainsi que
la faculté qui en est la source, c'est-à-dire la raison. Ils
firent une critique de la raison humaine et désignèrent leurs
recherches philosophiques par le terme de philosophie
critique. Cela n'avait non plus rien en commun avec ce
que les Anciens avaient nommé philosophie ou avec le
positivisme de Comte ou la philosophie synthétique de
Spencer. La philosophie de Kant est plus reliée à la logique
qui est une forme spécifique d'idéologie dans son sens
strict qu'à la philosophie dans son sens original, et qui est
la cosmogonie.
Dans la sphère culturelle européenne, tout ce qui n'est
pas science, ou plutôt ne fait pas partie des sciences naturelles
ou mathématiques, mais est une théorie de la nature, de
l'univers, de l'homme, de la société, fut progressivement
désigné par philosophie. Si quelqu'un voulait rassembler
tous les ismes désignés par philosophie en Europe et en
Amérique, et noter leurs définitions, il s'apercevra que leur
dénominateur commun est de ne pas être une science.
La différence entre les philosophies anciennes et
modernes n'est pas de même nature que celle qui existe
entre les sciences modernes et anciennes. En comparant
les domaines anciens et modernes de la médecine, la
géométrie, la botanique ou la psychologie par exemple,
nous nous apercevons que l'identité de ces sciences est
Qu'est-ce que la philosophie ?
25
demeurée la même. Le terme médecine ne se référé pas à
une science dans les temps anciens différente de celle qui
existe dans les temps modernes. Les médecines ancienne
et moderne partagent la même définition, qui est de connaître
les états et les conditions symptomatiques du corps humain.
Mais leur façon d'approcher la question est différente, la
médecine moderne est plus empirique alors que la médecine
ancienne était plus déductive et syllogistique. La médecine
moderne est également plus développée. La même sorte de
différence s'applique à toutes les autres sciences.
Toutefois, le terme philosophie s'est vu attribué des
références variées et une définition séparée pour chaque
référence, que ce soit dans les temps anciens ou modernes.
Dans les temps anciens, la philosophie désignait parfois
les sciences rationnelles et parfois des branches de cette
science, telles que la métaphysique ou la philosophie
première. Dans les temps modernes, le terme fut appliqué
à des références diverses, ayant chacune une définition
différente et particulière.
Séparation entre science et philosophie
Une grave erreur, mais assez courante, apparut en
Occident et se développa parmi les penseurs orientaux qui
voulaient imiter leurs confrères occidentaux, c'est le mythe
de la séparation ou du divorce entre la science et la
philosophie. Un glissement linguistique dû à une erreur
d'utilisation fut faussement compris comme un changement
de sens se rapportant à un référant réel. Dans la langue des
26
Murtada MUTAHHARÎ
Anciens, les termes philosophie et hïkma furent
généralement utilisés pour signifier le rationnel en tant
qu'opposé au transmis. Dans les temps modernes, ce terme
fut limité à la logique, la métaphysique et l'esthétique. Ce
glissement lexical a conduit à supposer que dans les temps
anciens, la philosophie fut une seule science, englobant à
la fois la théologie et les sciences naturelles et
mathématiques et que plus tard, les sciences naturelles et
mathématiques s'en sont séparées pour se développer de
façon indépendante. C'est comme le terme Fars qui se
référait avant à l'ensemble de l'Iran mais qui aujourd'hui
indique uniquement une de ses provinces méridionales.
Quelqu'un pourrait penser que cette province a fait sécession
et s'est détachée de l'ensemble. C'est le statut du divorce
entre les sciences et la philosophie. Les sciences étaient
réunies sous le terme philosophie qui désigne aujourd'hui
une des branches du savoir. Ce changement de nom ne
traduit aucunement un divorce des sciences d'avec la
philosophie. Les sciences ne furent jamais une part de la
philosophie proprement dite. Ils ne pouvaient donc pas
divorcer.
Illuminationnisme et péripatétisme
Les philosophes musulmans sont divisés en deux
groupes : les illuminationnistes et les péripatéticiens. On
retrouve, parmi les philosophes de l'Islam illuminationniste,
le plus important, le shaykh érudit Shihâb Eddîne
Suhrawardî connu par le nom de shaykh i-ishrâq. Le plus
Qu'est-ce que la philosophie ?
27
connu parmi les philosophes péripatéticiens est shaykh ar-
Ra’îs Abu ‘Alî Ibn Sînâ (Avicenne). Les illuminationnistes
sont considérés comme les adeptes de Platon et les
péripatéticiens, d'Aristote. La différence principale et
essentielle entre les deux méthodes consiste dans le fait
que les illuminationnistes considèrent la pensée déductive
et rationnelle insuffisante pour l'étude des questions
philosophiques, et notamment de la sagesse divine (hikmat
ilâhiyya), la voie du cœur et de la purification de l'âme
étant nécessaire pour réaliser les réalités internes. Les
péripatéticiens s'appuient seulement sur la déduction.
Le terme Ishrâ qui signifie illumination peut rapidement
renvoyer à la méthode, mais le terme péripatéticien qui
signifie ambulant, purement arbitraire, ne témoigne pas de
la méthode employée. Aristote et ses adeptes furent nommés
les mashshâ'in (péripatéticiens) car Aristote enseignait en
se promenant. Le terme déductionniste décrira mieux la
méthode péripatéticienne. Il est donc plus approprié de
dire qu'il y a deux sortes de philosophes, les
illuminationnistes et les déductionnistes, mais j'utiliserai le
terme péripatéticien, plus communément admis.
Les principales questions sur lesquelles les
illuminationnistes et les péripatéticiens ont divergé se
rapportent à l'Islam et non à Platon ou Aristote. Elles incluent
les questions de l'essentialisme Çisâlat) et ( mâhiya) en
opposition à l'existentialisme Çisâlat al-wujûd), l'unité en
opposition à la multiplicité de l'Etre, la question de la
fabrication (ja‘l), celle de savoir si un corps est composé
28
Murtada MUTAHHARÎ
de matière et de forme, celle de l'idéal (mutul) et de
l'archétype ( ’arbâb al-anwâ ) et la question du principe de
la possibilité la plus noble ( ’imkân al-ashraf).
Platon et Aristote avaient-ils réellement des méthodes
différentes ? Est-ce qu'il y eut une différence de perspective
entre le maître et le disciple ? La méthode de Suhrawardî
connue dans la région musulmane est-elle effectiverhent
celle de Platon ? Platon suivait-il la voie du Cœur, de
l'ascétisme et de la discipline de l'âme, ou bien l'illumination
et le témoignage du cœur ? Est-il l'interprète de ce que
Suhrawardî a plus tard désigné par la sagesse expérientielle
? Les questions à propos desquelles les illuminationnistes
et péripatéticiens ont divergé, depuis le temps de Suhrawardî
(l'essence, l'existence, l'unité ou la multiplicité de l'Etre,
etc.) reviennent-elles aux différences d'opinions entre Platon
et Aristote ? Certaines d'entre elles ne sont-elles pas des
développements ultérieurs inconnus des deux maîtres ? Il
y eut certainement des opinions différentes chez les deux,
Aristote ayant refusé et rejeté la plupart des théories
platoniciennes.
Au cours de la période d'Alexandrie, qui traça une
ligne de démarcation entre les périodes hellénique et
islamique, les adeptes de Platon et d'Aristote formèrent
deux camps opposés. Farâbî, dans Al-Jam ‘ bayn ra’yî al-
hakimayn (la réconciliation des points de vue des deux
sages) discute les questions sur lesquelles se sont opposées
les deux philosophes et s'efforce de résoudre leurs
désaccords. Il y a trois questions de base sur lesquelles
Qu'est-ce que la philosophie ?
29
Aristote et Platon étaient opposés mais celles-ci sont
différentes de celles discutées au cours de la période
islamique. Il est fort douteux que Platon ait défendu la
voie spirituelle, l'ascétisme et la discipline de l'âme ainsi
que le témoignage du Cœur. Ainsi, l'idée que Platon et
Aristote ont adopté deux méthodes distinctes, l'illumina-
tionniste et la péripatéticienne, devient contestable. Il n'est
pas certain non plus que Platon ait été reconnu en tant
qu'illuminationniste ni un interprète de l'illumination interne
en son propre temps ou à toute période ultérieure. Il n'est
pas non plus clair que le terme péripatéticien fut
exclusivement appliqué à Aristote et à ses adeptes à cette
époque. Shahristânî écrit : “En réalité, les péripatéticiens
stricts étaient à l'époque les membres du Lycée. Platon,
honoré pour sa sagesse, enseignait tout le temps en se
promenant, Aristote a suivi son exemple. C'est lui, et plus
tard ses élèves, qui furent nommés péripatéticiens”. Aristote
et ses élèves furent sûrement appelés péripatéticiens et cet
usage fut maintenu à l'époque islamique. Toutefois il est
contestable que Platon fut appelé illuminationniste.
Avant Suhrawardî, aucun des philosophes, Farâbî ou
Avicenne, ou des historiens de la philosophie, tels que
Shahristânî, n'a mentionné Platon comme ayant adopté la
sagesse illuminationniste ou expérientielle. C'est Suhrawar¬
dî qui lui accrédita ce terme et c'est lui qui, dans Hikmat
al-lshrâq (Sagesse de l'illumination) nomma un groupe
d'anciens sages, où figurent Pythagore et Platon, comme
les défenseurs de la sagesse expérientielle et illumination-
30
Murtada MUTAHHARÎ
niste et éleva ce dernier au rang de chef des
illuminationnistes.
Je pense que Suhrawardî a adopté la méthode
illuminationniste sous l'influence des ‘urafâ’ et des soufis.
La combinaison de l'illumination avec la déduction relève
de sa propre invention, mais pour faire probablement
admettre sa théorie, il cita un groupe, parmi les anciens
philosophes, comme ayant adopté la même méthode.
Suhrawardî ne donne aucune documentation à ce sujet
comme il ne cite aucun des anciens sages iraniens. S'il
avait possédé une telle documentation, il l'aurait
certainement présentée et aurait évité de laisser une idée à
laquelle il était si dévoué dans l'ambiguité et le doute.
Les historiens de la philosophie, en abordant les
croyances et les idées de Platon, n'ont jamais mentionné sa
supposée méthode illuminationniste. Dans al-Milal wan-
Nahl de Shahristânî, dans l'Histoire de la philosophie de
Human, dans celle de Will Durant, dans Sayr i-hikmat dar
europa de Furûghî, nulle mention de cette méthode ne
figure, dans le sens où Suhrawardî l'entend. Furûghî
mentionne l'amour platonique qui est un amour de la beauté
qui, dans la croyance de Platon, prend sa source dans la
divinité. Mais cette idée n'a aucune relation avec ce que
Suhrawardî dit à propos de la purification du psyché et de
la voie gnostique vers Dieu.
Dans son Histoire de la philosophie occidentale,
Bertrand Russell mentionne à plusieurs reprises le mélange
Qu'est-ce que la philosophie ?
31
de rationalisme et d'illumination dans la philosophie de
Platon, sans toutefois avancer une quelconque référence
ou citation pouvant éclairer cette affirmation, à savoir si
l'illumination de Platon émane de la discipline de la
purification de l'âme ou bien est-ce une expérience issue
de l'amour de la beauté. Une recherche plus approfondie
sur cette question doit être incluse dans l'étude du corpus
entier de Platon.
Pythagore pourrait avoir employé la méthode
illuminationniste, apparemment sous l'inspiration des
enseignements orientaux, et Russell, qui considère la
méthode de Platon illuminationniste, affirme qu'il fut
influencé par Pythagore à cet égard. Qu'elle ait adopté ou
non une méthode illuminationniste, la philosophie de Platon
est définie par des idées centrales contestées par Aristote.
L'une d'elles est la théorie des Idées selon laquelle tout ce
que nous regardons dans ce monde, les substances et les
accidents, ont leur origine et leur réalité dans un autre
monde. Les individus de ce monde se ramènent à des reflets
ou des ombres des réalités de l'autre monde, tous les
individus humains qui habitent dans ce monde ont un
principe et une réalité dans l'autre. L'homme réel et substantif
est celui de l'autre monde. Platon appelle ces réalités Idées.
Au cours de la période islamique, le terme grec idée
fut traduit par mitâl (idéal) et ces réalités furent appelées
collectivement al-mutul al-aflâtoniyya (l'idéal platonique).
Avicenne s'est vivement opposé à la théorie de l'idéal
platonique mais Suhrawardî la défendit avec vigueur. Parmi
32
Murtada MUTAHHARÎ
les philosophes tardifs qui ont adopté la théorie de fj^éal,
figurent Mir Damad et Mulla Sadra. Toutefois les définitions
de l'idéal chez ces deux sages, et spécialement chez Mir
Damad, sont différentes de celles de Platon et même de
Suhrawardî.
Une autre théorie centrale de Platon se rapporte à l'esprit
humain. Il croit qu'avant d'être rattachées au corps, les
âmes furent créées et habitées dans un monde au-dessus et
au-delà de ce monde, qui est le monde des Idées ou des
Similitudes ( ‘âlam al-mutul) et qu'elles furent rattachées
au corps suite à la dernière création. La troisième théorie
de Platon est basée sur les deux premières et en est un
corollaire, affirmant que le savoir vient à travers la
réminiscence et non par le biais de l'enseignement présent.
Tout ce que nous apprenons dans ce monde, même si nous
supposons l'ignorer et l'apprendre pour la première fois,
est en réalité une réminiscence de ces choses que nous
connaissions avant d'être rattachés à un corps de ce monde.
L'âme a habité dans un monde supérieur où elle était témoin
d'idées. Parce que les réalités de toutes choses sont les
Idées de ces choses que les âmes ont déjà connues, ces
âmes connaissent les réalités avant de venir à ce monde et
d'être rattachées au corps. Suite à cet attachement, elles les
oublient. Pour l'âme, le corps est comme un rideau placé
devant un miroir qui empêche la transmisssion de la lumière
et la réflexion de formes venant du miroir. Par la dialectique,
la discussion, l'argumentation et la méthode rationnelle,
par l'amour ou comme le pense Suhrawardî et ses adeptes,
Qu’est-ce que la philosophie ?
33
par l'ascétisme, la discipline et la voie spirituelle, le rideau
est levé pour laisser pénétrer la lumière qui révèle les formes.
Aristote conteste Platon sur ces trois idées. Il rejette
tout d'abord cette notion d’idéal, les universaux abstraits et
célestes, et considère l'universel ou plus proprement dit
l'universalité de l'universel comme un phénomène purement
subjectif. Ensuite, il croit que l'âme est créée après le corps,
c'est-à-dire que la création du corps est complète et parfaite.
Troisièmement, Aristote ne considère pas le corps comme
un obstacle ou un rideau à l'âme. Au contraire, il est le
moyen et l'instrument par lequel l'âme acquiert un nouvel
enseignement. L'âme acquiert son enseignement par la voie
des sens et des instruments corporels. Il n'y a donc pas une
existence première dans un autre monde où nous aurions
appris les choses.
Les divergences entre Platon et Aristote sur ces
questions principales ainsi que sur d'autres moins
importantes furent maintenues chez leurs élèves respectifs
de l'école d'Alexandrie. L'école néo-platonicienne fut fondée
en Egypte par Ammomnius Saccas et défendue par Plotin.
Les néo-platoniciens ajoutèrent de nouveaux sujets à partir
des anciennes sources orientales. Les adeptes d'Aristote
furent nombreux, les plus importants étant Themistius et
Alexandre d'Aphrodisias.
34
Murtada MUTAHHARÎ
Les méthodes de pensée islamiques
D'autres méthodes de pensée, outre les illuminationniste
et péripatéticienne, ont exercé un rôle considérable et décisif
dans le développement de la culture musulmane. Il s’agit
du ‘irfân (gnose) et du kalâm (théologie scolastique). Ni
les ‘urafâ’ ni les mutakallimûn ne se considéraient eux-
mêmes comme les adeptes des philosophies illuminationiste
ou péripatéticienne, ils avaient d'ailleurs adopté une attitude
hostile aux philosophes et étaient en conflit avec eux. Ces
conflits eurent un effet appréciable sur le sort de la
philosophie islamique car le ‘Irfân et le kalâm ont motivé
la philosophie musulmane et lui ont ouvert de nouveaux
horizons.
Quatre approches musulmanes
De nombreuses questions posées par la philosophie
musulmane le furent d'abord par les mutakallimûn ou les
‘urafâ’, bien que de manière différente. L'Islam a donné
naissance à quatre groupes de penseurs dans le domaine de
la réflexion philosophique, dans son sens général, c'est-à-
dire constituant une ontologie ou une cosmogonie. Je ne
traite ici que des universaux de la philosophie et non des
méthodes de pensée de jurisprudence, d'exégèse, de
tradition, des lettres, de politique ou d'éthique qui relèvent
d'un autre domaine. Chacune d'ailleurs de ces méthodes a
emprunté un chemin spécial sous l'influence des
enseignements de l'Islam et est différente de sa contrepartie
Qu'est-ce que la philosophie ?
35
située hors de la sphère musulmane, car chacune est
gouvernée par l'esprit particulier de la culture musulmane.
La première méthode, celle déductive de la philosophie
péripatéticienne, attira, tout au long de l’histoire, de
nombreux personnages. Les philosophes musulmans les
plus représentatifs de cette méthode sont al-Kindî, al-Farâbî,
Avicenne, Khwaja Nasîr ad-dîne Tûsî, Mir Damad, Ibn
Rushd d'Andalousie, Ibn Bâja et Ibn as-Sâ’igh, tous les
deux d'Andalousie. Le parfait exemple en est Avicenne.
Ses ouvrages philosophiques tels que Ash-Shifâ ’, ’lshârât
wa Tanbihât (Allusions et admonitions), Najât (délivrance),
Mabda ‘ wa Ma ‘âd (source et destination) Ta ‘lîqât wa
Mubahatât (Annotations et discussions) ‘Uyûn al-Hïkma
(les sources de la sagesse) sont tous des œuvres
péripatéticiennes. Cette méthode s'appuie exclusivement
sur la déduction rationnelle et la démonstration.
L’autre méthode est celle des illuminationnistes, mais
peu de philosophes y ont adhéré. Elle fut illustrée par Shihâb
ad-Dîne Suhrawardî, suivi par Qotb ad-Dîne Shîrâzî,
Shahrazûrî et d'autres. Suhrawardî en est l'illustre
représentant. Il rédigea plusieurs livres comme Hikmat al-
Ishrâq (sagesse de l'Illumination), Talwîhât (Intimations),
Mutârahât (conversations), etc.. Le plus connu est Hikmat
al-Ishrâq. Il est d'ailleurs le seul consacré à la méthode
illuminationniste. Cette méthode s'appuie sur la déduction
rationnelle et la démonstration ainsi que sur l'effort et la
purification de l'âme. Selon cette méthode, l'on ne peut
36
Murtada MUTAHHARi
découvrir les réalités sous-jacentes de l'univers par le seul
biais de la déduction rationnelle et la démonstration.
La méthode initiatique du ‘irfân ou du soufisme est la
troisième méthode. Elle s'appuie exclusivement sur la
purification de l'âme et est basée sur l'idée de se diriger
vers Dieu et de se rapprocher de la Vérité. Cette voie
prétend culminer pour atteindre la Réalité. La méthode du
‘irfân n'accorde aucune confiance à la déduction rationnelle.
Les ‘urafâ’ disent que les déductionnistes s'appuient sur
des jambes de bois. Pour la méthode du ‘irfân, le but est
non pas de découvrir la réalité mais de l'atteindre. La
méthode du ‘irfân a attiré plusieurs penseurs, certains furent
éminents dans le monde musulman, comme Bayazîd
Bistâmî, Hallâj, Shiblî, Junayd de Baghdâd, Dul-Nûn al-
Masrî, Abu Sa‘îd Abil-Khayr, Khwajâ ‘Abdallah Ansârî,
Abu Tâlib al-Makkî, Abu Nasr al-Sarrâj, Abul Qâsim
Qushayrî, Mühieddîne Ibn ‘Arabî d'Andalousie, Ibn Farîd
d'Egypte et Mawlâna Rûmî. Le représentant parfait du ‘irfân
musulman, celui qui le codifia en tant que science et qui
exerça une influence notable sur tous ceux qui le suivirent,
fut Mühieddîne Ibn ‘Arabî. La méthode initiatique du ‘irfân
partage une caractéristique commune avec la méthode
illuminationniste et s'en distingue par deux. Elles partagent
celle de s'appuyer sur la réforme, le raffinement et la
purification de l'âme. Les caractéristiques distinctes de
chacune d'elles sont les suivantes : le ‘ârif rejette entièrement
la déduction alors que l'illuminationniste la maintient aux
côtés de la purification, les deux méthodes étant
Qu'est-ce que la philosophie ?
37
complémentaires. L'illuminationniste, comme tout autre
philosophe, cherche à découvrir la réalité alors que le ‘ârif
cherche à l'atteindre.
La quatrième méthode est la méthode déductive du
kalâm. Comme les péripatéticiens, les mutakallimûn
s'appuient sur la déduction rationnelle, avec deux
différences toutefois. La première concerne les principes
sur lesquels les mutakallimûn basent leurs raisonnements,
qui sont différents de ceux sur lesquels les philosophes
basent les leurs. La convention la plus importante utilisée
par les mutakallimûn, et notamment par les mu‘tazilites,
est celle de beauté et de laideur. Mais le sens de cette
convention est différente chez les uns et les autres. Les
Mu‘tazilites jugent que les concepts de beauté et de laideur
sont rationnels alors que les Ash‘arites les considèrent
canoniques. Les Mu‘tazilites ont fait dériver plusieurs
principes et formules à partir de ce principe, comme celui
de la grâce, lutf, etc..
Pour les philosophes, toutefois, les principes de beauté
et de laideur sont nominaux et humains, comme les
prémisses pragmatiques et les propositions intelligibles en
logique, qui sont uniquement utilisées en polémique et non
en démonstration. Ainsi, les philosophes nomment kalâm
la sagesse polémique en opposition à la sagesse
démonstrative.
Deuxièmement, les mutakallimûn, contrairement aux
philosophes, se considèrent chargés de la défense de l'Islam,
alors que les seconds ne mettent aucune entrave à leurs
38
Murtada MUTAHHARÎ
discussions, ce qui signifie que la philosophie ne se fixe
pas pour objectif la défense d'une croyance quelconque, le
kalâm, si.
La méthode du kalâm est subdivisée en trois groupes :
les Mu‘tazilites, les Ash‘arites et les Shîfites. Les
Mu‘tazilites furent nombreux dans l'histoire. Abu Hudhayl
‘Allâf, Nazzâm, Jâhiz, Abu ‘Ubayda et Mu'ammar Ibn
Muthanna sont des mu‘tazilites qui vécurent aux second et
troisième siècles de l'Hégire. Qâdî ‘Abd al-Jabbâr (IV e
siècle) et Zamakhsharî (V-VF siècles) représentent
également cette école.
Shaykh Abul Hassan Al-’Ash‘arî (mort en 330) est le
représentant et fondateur de l'école ash‘arite. Qâdî Abu
Bakr Baqillânî, Imam al-Haramayn Juwaynî, Ghazâlî et
Fakhr ad-Dîne ar-Râzî ont suivi la méthode ash‘arite.
Les mutakallimûn shî‘ites sont également nombreux.
Hishâm b. al-Hakam, compagnon de l'Imam Ja‘far as-Sâdiq,
fut un mutakallim shîfite. La famille Nawbakhtî, d'origine
iranienne, s'est illustrée dans le kalâm. Shaykh Mufîd et
Sayyid Murtada al-Hudâ sont également considérés parmi
les mutakallimûn shî‘ites. Le représentant du kalâm shîfite
est Khwaja Nasîr ad-Dîne Tûsî. Son Tajrîd al-‘Aqâ'id
(raffinement des croyances) est l'un des livres les plus
fameux du
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