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MAURICE KUFFERATH
L'ART
DE
DII^I©EI^ D'Or^©HE^Tl^E
RICHARD WAGNER & HANS RICHTER
(Extrait du "Guide Musical'')
PARIS
LinFlAIRIE; KISCHDACHKR.
(Société Anonyme)
3 3, RUE DE SEINE, 33
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illlADOlLCAf
(3 ! B L I O T Z C A
"DU MÊME (AUTEUR
Parsifal de Richard Wagner, légende, drame, partition
I vol. 300 pages. Librairie Fischbacher 5 "
La Walkyrie de Richard Wagner, esthétique, histoire,
musique, i broch. Schott frères. > • (épuisé). 2 »
Richard Wagner et la IX^ Symphonie, 1 broch. in-8°.
Schott frères (épuisé). i 50
Hector Berlioz et Schumafin, i broch. in-8°. Schott frères. i »
Henri Vieiixtemfs, sa vie, son œuvre, i vol. in-S", chez
Rozez • ^
EN PRÉPARATION ; ^
Lettres de Wagner à ses amis Liszt, Uhlig, Fischer et Heine.
Siegfried, le drame et la partition.
L'ART
DE
DII^IGE^ If'O^GHE^^TIiE
TL s'est produit, l'hiver dernier, dans une grande ville
1 très fière à juste titre de ses institutions musicales,
un fait artistique intéressant, qui a donné à réfléchir à la
critique et aux artistes.
On y a vu un chef d'orchestre étranger, substitué pen-
dant quelques heures seulement aux chefs ordinaires de
l'orchestre symphonique de cette ville, transformer la
faconde jouer, le phrasé, l'expression, les nuances de cet
ensemble instrumental si complètement que des œuvres
classiques ou modernes souvent entendues, exécutées à
différentes reprises dans des conditions excellentes et,
par conséquent, bien connues, ont paru cependant
presque nouvelles à un public nullement novice, très
surpris, on le conçoit, de découvrir dans cette exécution
pour ainsi dire improvisée des choses qu'il n'avait pas
L ART DE DIRIGER
soupçonnées et de trouver des aspects si différents aux
mêmes pièces de musique jouées vingt fois devant lui
par les mêmes instrumentistes.
On eut ainsi la révélation de ce que peut l'art de diriger,
et la sensation très nette d'une virtuosité particulière
appliquée à un complexe sonore qu'on n'avait pas con-
sidéré jusqu'ici comme un instrument aussi docile à la
volonté de l'interprète que peut l'être un piano ou un
violon. Ce qui a rendu cette expérience particulièrement
concluante, ce sont les conditions dans lesquelles elle
s'est faite. Il y a de nombreux exemples de chefs d'or-
chestre fameux, voyageant de ville en ville avec un or-
chestre à eux, ou appelés à diriger exceptionnellement
de grands ensembles où se trouvent réunis des instru-
mentistes de choix recrutés un peu partout. Dans ce cas,
la composition de l'orchestre, la discipline résultant de
l'unité de direction, la connaissance d'un répertoire res-
treint et souvent répété, suffisent pour expliquer la supé-
riorité de l'exécution.
Cette fois, il s'agissait d'un orchestre depuis long-
temps constitué, formant un corps de musique homo-
gène, habitué à jouer sous des chefs différents sans qu'il
en soit jamais résulté une modification essentielle dans
le caractère de son exécution, un orchestre d'ailleurs
souvent cité parmi les meilleurs de l'Europe et qui a de
triomphantes journées à son actif.
Pour qu'en deux ou trois répétitions sa manière de se
comporter ait pu être altérée au point de frapper non
seulement les gens compétents, mais jusqu'à la masse
du public, il faut bien admettre qu'il y a, dans la façon
de conduire les artistes d'orchestre, un don particulier.
L ORCHESTRE 5
une aptitude analogue à celle de tout virtuose pour
un instrument déterminé, aptitude qui doit être soi-
gneusement développée, gouvernée et entretenue.
En principe, on est depuis longtemps d'accord là-
dessus; dans la pratique, point. La plupart de nos chefs
d'orchestre sont encore des produits du hasard, c'est-à-
dire des compositeurs avortés, des pianistes ou des vio-
lonistes qui, n'ayant pas réussi comme virtuoses, s'ins-
tallent un matin au pupitre, sans se douter que l'art de
conduire, de tous les arts relatifs à la musique, est peut-
être celui qui réclame le plus de véritable sens musical
et le plus de science, c'est-à-dire le plus de préparation,
sans parler des facultés spéciales indispensables au mé-
tier proprement dit. Sans doute, dans le nombre de ces
chefs, il en est qui, grâce à une bonne éducation anté-
rieure et à une longue pratique, finissent par devenir des
gens de métier très habiles. L'homme de métier n'est
cependant que la moitié de l'artiste complet. La vérité
est que l'Art de diriger devrait être une des branches
de l'enseignement et former le complément nécessaire
et obligatoire des hautes études musicales dans nos
conservatoires, (i) Il n'est pas certain que chaque année
scolaire produirait un chef supérieur, mais il est certain
tout au moins qu'au bout d'un certain temps, il y aurait
au pupitre de nos théâtres et de nos concerts sympho-
(i) Ceci était écrit et déjà imprimé lorsqu'à paru le livre de
M. Gounod sur Don Juan, dans l'appendice duquel l'illustre maître
touche sommairement à la question du chef d'orchestre et exprime
lui aussi, le vœu que l'art de diriger « fasse l'objet d'un cours
normal dans l'ensemble d'éducation musicale représenté par nos
Conservatoires ».
L ART DE DIRIGER
niques, des hommes capables de lire, de comprendre et
d'interpréter intelligemment une partition moderne ou
classique. Alors aussi cesseraient les doléances des au-
teurs qui, trop souvent avec raison, se prétendent trahis
et massacrés par des corps de musique dont les éléments
excellents en soi leur permettaient d'espérer une inter-
prétation supérieure.
Le chef d'orchestre à propos duquel ces réflexions ont
surgi dans l'esprit de maint artiste n'est autre que le cé-
lèbre capellmeister viennois Hans Richter ; l'orchestre
qui lui a servi de champ d'expérience, — si je puis ainsi
dire, — est celui dès Concerts populaires de Bruxelles, le
même, à peu d'éléments près, qui dessert le théâtre de
la Monnaie, et qui, avec l'adjonction des quelques pro-
fesseurs du Conservatoire de Bruxelles, forme le très bel
orchestre de la Société des Concerts de cet établisse-
ment. Le chef d'orchestre, justement fameux, qui le
dirige d'ordinaire, M. Joseph Dupont, s'étant provisoi-
rement retiré de la conduite des Concerts populaires,
M. Richter avait été appelé à diriger la dernière séance
de la saison. C'est ainsi que l'orchestre bruxellois s'est
trouvé momentanément placé sous la direction de cet
incomparable artiste.
J'ai suivi attentivement les trois répétitions qui eurent
lieu sous la direction de M. Richter, et j'eus la curiosité
de noter les observations qu'il adressa aux exécutants.
Il m'a semblé qu'elles pourraient intéresser tous les
artistes et qu'il y aurait peut-être quelque profit à en
retirer, même pour ceux qui n'ont pas assisté à ce
concert.
L ORCHESTRE
I
La principale œuvre inscrite au programme était la
symphonie en ut mi'?ieur de Beethoven.
Cette symphonie a de tout temps été l'objet d'une pré-
dilection particulière de la part des chefs d'orchestre.
C'est leur concerto à eux, le morceau à effet où l'auto-
rité de leur bâton se peut manifester avec le plus d'éclat.
Aussi ont-ils tous l'ambition de la diriger; mieux que
cela, de la diriger bien. Par son caractère dramatique,
l'œuvre appelle d'ailleurs une interprétation expressive:
il ne sufEt pas de l'exécuter. Il y a au fond une pensée
qui veut être exprimée, un sentiment poétique qui, poar
être difficile à analyser et à définir, n'en doit pas moins
être rendu sensible. Schumann la comparait poétique-
ment à un de ces grands phénomènes de la nature qui
nous remplissent de terreur et d'admiration. Il existe
autour d'elle toute une littérature. Philosophes et poètes
se sont ingéniés à expliquer le sens mystérieux de
cette saisissante composition qui s'impose également
à toutes les catégories d'auditeurs. Beethoven lui-même,
du reste, semble avoir voulu provoquer le commentaire;
suivant son biographe Schindler, il aurait dit en parlant
du thème initial : (( Ainsi le Destin frappe à notre porte. »
L ART DE DIRIGER
L'authenticité du mot a été contestée; on a même
prouvé plus ou moins définitivement que ce thème fati-
dique était tout uniment la notation d'un chant d'oiseau
que Beethoven avait entendu dans une de ses prome-
nades aux environs de Vienne et qu'il avait recueilli
sans autre arrière-pensée que d'en tirer parti un jour ou
l'autre.
Quoi qu'il en soit, l'idée du Destin et de la lutte avec
lui correspond si bien au caractère impérieux de cette
symphonie qu'elle en demeurera selon toute apparence
inséparable à tout jamais.
Que Beethoven, au moment de la conception et de
l'élaboration, ait été dominé par cette idée ou qu'elle
n'ait eu directement et spécialement aucune influence
sur le développement musical de l'œuvre; qu'il ait voulu
de propos délibéré exprimer certains sentiments sur ce
thème philosophique ou qu'il se soit complu dans des
rythmes énergiques et des harmonies systématiquement
dissonantes simplement parce que ces rythmes et ces
harmonies répondaient mieux à son tempérament vigou-
reux, violent même, ennemi surtout de toute fadeur et
de toute afTectation; c'est une question que je ne me
charge pas d'élucider et qui ne sera vraisemblablement
jamais tranchée.
11 est certain que les commentateurs de la symphonie
en lit mineur ont poussé quelquefois les choses à l'ex-
trême. Ces gens ont une manie dangereuse, c'est de
vouloir être toujours plus profonds que leur auteur.
Ainsi Louis Nohl, dans sa biographie de Beethoven,
éprouve le besoin de poursuivre jusqu'au bout l'applica-
tion de l'idée du Destin dans la symphonie. Le premier
L ORCHESTRE
thème c'est la Volonté qui s'affirme contre le Destin. La
lutte s'engage ensuite, finalement la Volonté triomphe et
donne à l'homme la Liberté. Le finale est l'hymne à la
Liberté.
Dans un travail plus récent (i), cet ingénieux parallèle
est poursuivi page par page, presque mesure par me-
sure, et l'on vous démontre copieusement que des
rythmes et des harmonies dont le sens musical est tout
naturel et très simple, ont été inspirés à Beethoven pardes
vues extraordinaires sur l'humanité et sa triste destinée.
Il est prudent de ne pas attacher aux élucubrations de
ce genre plus d'importance qu'elles ne méritent.
En composant la symphonie en itt mineur, Beethoven,
soyez en sûr, aura songé tout d'abord à écrire une belle
œuvre, forte, originale, expressive surtout; seulement
comme il avait l'esprit naturellement porté à la rêverie
philosophique, il se marque quelque chose de ses hautes
aspirations dans ses chants et ses idées musicales.
Comme l'a dit Victor Ilugo :
Si vous avez eu vous, vivantes et pressées,
Un monde intérieur d'images, de pensées,
De seiîtiments, d'amour, d'ardente passion,
Pour féconder ce monde, échangez-le sans cesse
Avec l'autre univers visible, qui vous presse!
Mêlez toute votre âme à la création...
Beethoven, justement, a beaucoup mêlé toute son
àme à la création, et c'est ce qui le fait si grand, si
émouvant et si varié.
C'est lui- niême qu'il nous dévoile dans ses admirables
(0 Le Van Bcclhouen, par W.-J. de Wasiclcwski Berlin, lirach-
vogel et F<anft, Berlin 1888,
10 L ART DE DIRIGER
poèmes symphoniques, ce sont ses douleurs secrètes
qu'il chante, ses colères concentrées, ses rêveries pleines
d'un accablement si triste, ses visions nocturnes, ses
élans d'enthousiasme, ses désespérances; et cela est
autrement attrayant que les spéculations plus ou moins
philosophiques qu'on lui prête.
Il est du reste assez compréhensible, qu'en raison du
monde de sensations qu'elle évoque en chacun de nous,
cette symphonie ait plus qu'aucune autre tenté l'inter-
prétation littéraire. Ce qui l'est moins c'est qu'en dépit
du caractère si nettement expressif de ses rythmes et
de ses thèmes, elle ait fait dans le passé et fasse encore
dans le présent l'objet d'interprétations si dissemblables.
C'est ainsi que le thème si caractéristique du début
d'où dépend l'allure de tout le premier mouvement, —
allegro con brio, — a été et est encore très diversement
compris.
Suivant la tradition la plus répandue, sinon la plus
authentique, — rattachée précisément à l'idée du Destin,
— Beethoven voulait ce début très large, presque solen-
nel. D'illustres musiciens ont cependant compris ce début
tout autrement. Ainsi Alendelssobn, d'après les souvenirs
de ceux qui l'ont connu dans sa période directoriale à Leip-
zig, prenait le début dans un mouvement assez rapide,
conformément à l'indication initiale: allegro cofi brio.
Jules Rietz^ qui fut un des plus remarquables chefs
d'orchestre de l'Allemagne il y a quelque trente ans,
donnait au contraire une grande importance aux trois
premières croches et prolongeait extraordinairement le
point d'orgue.
Schumann, lui, était à ce point préoccupé du carac-
L ORCHESTRE I I
tére à donner à ce dessin, qu'il interrogea un Jour les
tables tournantes sur le mouvement qu'il convenait de
lui donner.
Cela se passait vers 1853, à l'époque où les tables
tournantes et le spiritisme faisaient fureur dans toute
l'Europe.
Une lettre à son ami Ferdinand Miller, alors à Paris,
raconte naïvement cette importante consultation des
esprits :
« Hier nous avons fait tourner les tables ! Quelle puis-
sance merveilleuse ! Pense donc ! j'ai demandé à la
table le rythme des deux premières mesures de la sym-
phonies en lit mineur. La table a hésité longtemps, enfin
elle frappa :
m
d'abord très lentement. Je lui fis alors remarquer que
le mouvement était plus rapide, sur quoi elle le marqua
une seconde fois plus vite, dans le mouvement exact. >^
Pauvre Schumann ! Qu'avait-il besoin de l'indication
des esprits/ puisqu'il la rectifiait aussitôt après, suivant
ce qu'il avait entendu à Leipzig sous la direction de
Mendelssohn?
J'ignore quel était le mouvement d'Ilabeneck, mais il
est à croire qu'il accentuait fortement le rythme du
dessin dans un mouvement relativement rapide si l'on
s'en rapporte à l'exécution actuelle de la symphonie au
Conservatoire de Paris où la tradition d'Habeneck s'est,
dit-on, fidèlement conservée.
L'allure des autres parties dépendant beaucoup de
13 L ART DE DIRIGER
celle du premier morceau, toute la symphonie est au-
jourd'hui encore exécutée à Paris avec plus de vivacité
et d'éclat que de vigueur et de force d'expression.
En cette matière, il est d'ailleurs très difficile de dire
le mot définitif. \^^expressi07i importe-t-elle plus que
Vanimation du tableau? On peut discuter à perte de
vue là-dessus, sans profit aucun. Ce qui parait expressif
à un public français facilement impressionnable, laisse
froid un public belge, allemand ou anglais dont la sen-
sitivité est moins subtile; et réciproquement, ce qui passe
pour fort et vigoureux auprès des publics du Nord, donne
souvent l'impression de lourdeur à ceux du Midi.
Nous touchons ici à la question de nationalité dans
l'art, beaucoup plus importante qu'il ne semble au re-
gard du sujet spécial qui m'occupe, je veux parier de
l'exécution orchestrale. Indépendamment des particul^i-
rités de forme, des prédilections rythmiques et harmo-
niques propres à chaque peuple et qui résultent du tem-
pérament, de la race, des traditions particulières de
chacun d'eux, la nationalité s'accuse encore spéciale-
ment, dans l'interprétation de la pensée écrite, par un
accent particulier d'où dépend en grande partie le carac-
tère de celle-ci.
Comparez entre eux deux recueils de mélodies popu-
laires françaises et allemandes, vous serez frappé tout
d'abord par les formules rythmiques et mélodiques qui
reparaissent incessamment de part et d'autre et forment
en quelque sorte le type de la mélodie propre aux deux
pays. Nous avons là la caractéristique fondamentale de
la nationalité en musique.
Ce n'est pas tout : passons à rexécution. Faites dire
L ORCHESTRE 1 3
alternativement par un chanteur français et par un
allemand la même mélodie, soit française, soit alle-
mande; vous serez surpris, au delà de toute attente, des
différences qui se manifesteront non seulement dans
l'expression donnée au même chant parées deux inter-
prètes, mais encore dans la façon de le rythmer et de le
phraser. Le contraste devient plus sensible à mesure
qu'on s'éloigne des formes usuelles de la musique
du centre de l'Europe ; en passant, par exemple, à la
musique hongroise, russe ou espagnole. Là, les types
mélodiques et harmoniques sont généralement très ca-
ractérisés ; ils sont peu nombreux, il est vrai, et assez
uniformes, seulement ils acquièrent une variété et une
couleur souvent extraordinaire par la façon particulière
aux nationaux de les exécuter. Qui ne les a pas entendus
par des artistes du pays ne peut soupçonner vraiment
toute leur richesse.
Ceci est vrai non seulement pour la musique popu-
laire; cela s'applique également aux œuvres de style.
L'andante de Beethoven ne se conçoit pas en dehors de
la mélodie allemande, naïve et simple. La symphonie de
Haydn est inséparable des chansons bon enfant et des
danses populaires du pays viennois. Jouez Haydn
sans le rythmer fortement, il perd toute couleur et tout
nerf; interprétez Beethoven avec trop de recherche, il
s'affadit, il perd toute grandeur.
L'essentiel est donc, dans l'interprétation instrumen-
tale, de saisir et de rendre l'accent de la musique
qu'on joue. Il y a vingt ans, personne n'entendait Schu-
mann en France. On le déclarait inintelligible; pièces
de piano, mélodies, symphonies ou quatuors, tout pa-
14 I- ART DE DIRIGER
raifesait, chez ce maître, également obscur. La raison :
on accentuait mal sa musique. Il suffisait d'un thème ou
d'un dessin exposé sans l'expression juste pour enlever
sa couleur à l'ensemble de la composition qui restait
ainsi lettre close pour l'auditoire. Le même phénomène
se produit actuellement pour Wagner, dont les thèmes,
généralement, ne sont pas dits comme il faudrait qu'ils
le fussent. Il en résulte qu'à l'audition ces thèmes
paraissent ne pas s'enchaîner; la juxtaposition de plu-
sieurs motifs produit l'effet d'un inextricable tissu de
dessins mélodiques qui se contrarient.
Ce n'est qu'à la longue, par l'étude plus attentive des
partitions, par la connaissance plus intime de l'esprit
particulier et des types mélodiques et harmoniques de
chacune d'elles, et aussi par l'audition de ces œuvres
dans les théâtres et par les orchestres qui ont reçu di-
rectement les indications de l'auteur, que nos chefs d'or-
chestre se mettront au fait des nuances d'expression et
de rythme sans lesquelles les plus belles mélodies de-
meurent une succession de sons dénués de signification,
d'esprit et de mouvement.
L ORCHESTRE I 5
II
Sur ce sujet intéressant, le maestro flamand Peter
Benoit, qui a rompu plus d'une lance en faveur du na-
tionalisme dans lart, a énoncé des vues très justes et qui
méritent d'être méditées. J'ai sous les yeux trois lettres
de lui, extrêmement curieuses, où il expose toute une
théorie sur le rôle de la nationalité dans l'interprétation
à propos précisément de la symphonie en ut mineur (i).
.M. P. Benoit estime qu'avant toutes choses le chef d'or-
chestre doit se préoccuper de l'origine de l'auteur dont
il a à diriger une œuvre; le chef d'orchestre serenseignera,
non seulement sur le caractère particulier de l'homme
mais sur son éducation, sur le milieu dans lequel
il s'est développé, et s'il s'est éloigné ou non des types
(i) Ces lettres sont adressées à jM. Charles Tardieu, à propos d'un
article que celui-ci avait publié dans V Indépendance belge. En i 88 1 ,
.M. Peter Benoit était venu diriger un Concert populaire à Bruxelles
et il avait fait entendre notamment la symphonie en ut mineur. Son
interprétation fut l'objet d'appréciations diverses ; mais personne ne
se plaignit qu'elle eût été vulgaire ou banale. C'est à propos des obser-
vations formulées relativement à sa manière de comprendre la sym-
phonie qu'il adressa à .M. Tardieu les lettres auxquelles je fais allu-
sion.
i6 l'art de diriger
et des formes propres à la caractéristique de la race à
laquelle il appartient. Un compositeur allemand, par
exemple, qui emprunte des formes italiennes, devra-t-il
être interprété à l'italienne ou à l'allemande. La ques-
tion a son importance. Elle ne peut être tranchée d'une
façon générale. Il s'agira avant tout de savoir quelle est
dans l'œuvre à diriger l'élément qui domine, de l'éclec-
tisme ou de la race.
Le second élément dont M. Benoit veut que le chef d'or-
chestre se préoccupe est la personnalité et la pensée
générale de l'artiste telle qu'elle se reflète dans l'en-
semble de ses créations. Après cela, il s'agira de dégager
l'idée propre à chaque œuvre. Il faut donc aller de
l'homme à l'œuvre et de l'œuvre à l'homme.
A ce point de vue, on ne pourra oublier la situation
particulière de l'artiste au regard des aspirations de l'é-
poque où il a vécu, s'il est allé au delà ou s'il est resté
en deçà. Ceci est important. Richard Wagner, dans sa
brochure swr l'Art de diriger {i), à laquelle j'aurai à ré-
venir ultérieurement, raconte qu'à Prague il avait en-
tendu Dionys Weber (2) déclarer que la Symphonie hé-
roïque était une monstruosité. « Et cet homme, dit-il,
avait raison à son point de vue; il ne connaissait et ne
comprenait que le mouvement d''allegro de Mozart, et il
faisait exécuter par les élèves de son Conservatoire tous
les allégros de la symphonie héroïque comme s'ils étaient
(i) Ueber dus Dirigiren, paru d'abord en brochure chez C.-F.
Kahnt, à Leipzig, reproduit dans les Gesammelle Schrijten iind
Dichtungen, tome viii, 325-399.
(2) Dionys Weber, ancien directeur du Conservatoire de Prague,
chef d'orchestre réputé de son temps.
L ORCHESTRE I7
des allégros de Mozart. » De la sorte, la symphonie de-
vait être, en effet, une chose dénuée de sens. C'est que
Dionys Weber, comme la plupart des maîtres de cha-
pelle de son époque, — et Beethoven s'en plaignit
maintes fois avec amertume, — était absolument inca-
pable d'embrasser complètement la pensée du maître,
de comprendre tout ce qu'il avait entendu exprimer dans
ses œuvres, lui, dont le profond génie reflétait et syn-
thétisait en quelque sorte tout le mouvement intellectuel
politique et social de son temps. Les grands poèmes
symphoniques de Beethoven étaient incontestablement
en avance, et de beaucoup, non seulement au point de
vue de la forme musicale, mais aussi au regard de leur
contenu poétique et philosophique, sur l'idée que les
contemporains pouvaient avoir d'une composition mu-
sicale. Mieux au fait de ses intentions et de ses rêves,
le chef d'orchestre moderne a pu ainsi apporter à
l'interprétation de ses œuvres plus de profondeur,
de relief, de couleur qu'on n'y mettait du vivant même
de Beethoven, alors que les esprits n'étaient pas suffi-
samment préparés à cet art élevé. La postérité apprécie
souvent le génie mieux que les contemporains. Cela est
vrai surtout pour les génies véritablement novateurs;
ils ne sont généralement compris que très imparfaite-
ment de leur vivant. Wagner en est le dernier exemple.
Tout cela, en somme, aboutit à la condamnation en ce
qui concerne l'exécution orchestrale des prétendues tra-
ditions classiques. Elles sont rarement intelligentes. Sur
ce point, M. P. Benoit est absolument d'accord avec
Wagner. Pour Beethoven, par exemple, il y a une tren-
taine d'années, les traditions se composaient encore
L'ART DE DIRIGER
d'un ensemble de lieux communs imposés d'école à
école par des musiciens partis de l'esthétique de Haydn
et de Mozart, dont les conceptions symphoniques restent
bien en deçà de l'élément passionnel et psychologique
qui est dans Beethoven.
Il y a donc une initiation à subir, des études littéraires
à faire. Aussi rien n'est plus plaisant que de voir s'impro-
viser chefs d'orchestre des musiciens qui s'imaginent naï-
vement qu'il suffit de battre plus ou moins correctement
la mesure, d'observer fidèlement les nuances de piajio et
de forte notées dans les partitions pour accomplir leur
tâche. Cette tâche, ingrate souvent, mais éminemment
artistique quand elle est bien comprise, exige au con-
traire une éducation musicale et esthétique complète.
Le maître de chapelle devrait être partout, non seule-
ment le meilleur musicien de son orchestre, mais encore
le cerveau le plus artiste. M. Benoit pense avec rai-
son que les aspirants chefs d'orchestre, plus encore
que les jeunes compositeurs, devraient beaucoup voya-
ger, surtout à l'étranger, puisque c'est encore le moyen
le plus simple de se mettre au fait des particularités mu-
sicales de chaque pays, de recueillir deg données précises
et exactes sur l'accentuation de la mélodie populaire,
sur le caractère rythmique des danses nationales ; en
un mot, de saisir sur le vif la forme primesautière de
l'art de chaque peuple, laquelle se retrouve toujours
plus ou moins nettement exprimée dans les compositions
écrites.
Pour tout artiste intelligent, il y a d'ailleurs un in-
térêt constant et un haut enseignement dans la compa-
raison des manifestations et des expressions d'art des
L ORCHESTRE ig
différents pays. Tout ce qu'on pourra lire là dessus
ne vaudra jamais la leçon pratique des choses.
Sur ce point, nous avons l'aveu formel et précieux du
plus grand artiste de ce siècle, Richard Wagner. Dans
sa brochure Sii7- VArt de diriger^ dont la partie polémi-
sante a perdu quelque peu de son intérêt, mais qui est
restée d'une actualité frappante pour tout le reste ,
Wagner reconnaît franchement que les plus précieuses
indications au sujet du mouvement et de l'interprétation
de la musique de Beethoven, il les avait reçues du chant
plein d'âme et d'accent de la grande cantatrice Schrœder-
Devrient, et plus encore de l'audition de la neuvième
symphonie au Conservatoire de Paris sous la direction
de Ilabencck. Ce qu'il dit à ce sujet vaut la peine d'être
cité.
20 L ART DE DIRIGER
m
Wagner raconte comment, dans sa jeunesse, assistant
aux concerts déjà célèbres alors du Gewandhaus (i) à Leip-
zig, il éprouva fréquemment une profonde désillusion en
écoutant, à l'orchestre, des ouvrages classiques qui, à
la lecture au piano ou sur partition, l'avaient profondé-
ment ému. Puis il ajoute :
« La vérité est que ces ouvrages n'étaient pas du tout dirigés
au Gewandhaus; sous la conduite du concertmeister (i^'' violon)
Matthaei, on les jouait comme au théâtre l'orchestre racle l'ou-
verture et les entr'actes dans les pièces à spectacle... Comme on
exécutait régulièrement, chaque hiver, toute la série des œuvres
classiques, qui n'offrent pas d'ailleurs de bien grandes difficul-
tés techniques, elles avaient fini par marcher avec beaucoup de
( i) Gewandhaus, halle aux draps ; il y avait dans cet ancien hôtel
de la corporation des drapiers une salle en ovale d'une sonorité ex-
quise où se donnaient déjà des concerts du temps de Mozart et de
Beethoven. Celui-ci s'y fit entendre comme pianiste au début du siè-
cle. Plus tard, l'orchestre du Gewandhaus devint plus important. Sous
la direction de Mendclssohn, en particulier, les concerts de la Halle
aux draps furent célèbres et, à juste titre, dans toute l'Europe. Tous
les grands artistes de ce temps, Berlioz, Liszt, Schumann, Paganini,
Vieuxtemps, Ernst, Servais, M"»" Schumann, M"^ Pleyel, la Sonntag,
M™^ Schrœder, Jenny Lind, etc., etc., ont passé par cette salle. Une
nouvelle salle qui porte la même dénomination, a été récemment
construite, l'ancienne ne suffisant plus.
I
L ORCHESTRE 21
précision et de franchise ; on sentait que l'orchestre les connais-
sait bien et qu'il éprouvait un véritable plaisir à rejouer chaque
année ces pièces qu'il affectionnait.
« Seulement, quand on en vint à la neuvième symphonie, les
choses n'allèrent plus aussi facilement; toutefois, on s'était fait
un point d'honneur de la jouer régulièrement chaque année, et
on la jouait. — J'avais copié de ma main toute la partition et
j'en avais fait un arrangement à quatre mains. A ma grande
surprise, chaque fois que je l'entendis au Gewandhaus, l'exécu-
tion me laissa les impressions les plus confuses, et j'en fus
découragé à ce point, que pendant quelque temps je renonçai
complètement à l'étude de Beethoven, tant mon esprit avait été
troublé à son égard. Ce n'est qu'en 1839, après avoir entendu
cette suspecte neuvième symphonie par l'orchestre du Conser-
vatoire de Paris que les écailles me tombèrent des yeux; je
compris alors combien importait l'interprétation, et je me rendis
compte tout de suite de ce qui avait conduit à l'heureuse solu-
tion du problème. L'orchestre (de Paris) avait su mettre en re-
lief, dans chaque mesure, la mélodie de Beethoven que mes
braves compatriotes de Leipzig avaient complètement perdue
de vue, et cette mélodie, l'orchestre la chaulait. »
Wagner, pour expliquer comment l'orchestre d'Habe-
neck arriva à chanter la neuvième symphonie de Bee-
thoven ajoute un peu plus loin:
Le musicien français est en un sens très heureusement in-
fluencé par l'école italienne à laquelle il appartient en réalité;
la musique pour lui ne se comprend que par le chant. Jouer
bien d'un instrument, cela veut dire pour lui : bien chanter sur
sur cet instrument.
C'est ainsi, conclut-il, que l'orchestre d'Habeneck
fut le premier qui eût dégagé le melos de la symphonie.
En résumé, aux yeux de Wagner, c'est là l'essentiel :
dégager le melos.
La compréhension exacte de la mélodie peut seule donner
le sens exact du mouvement ; l'un est inséparable de l'autre,
la mélodie détermine le mouvement.
22 L ART DE DIRIGER
On ne saurait mieux dire. Seulement nous tournons
ici dans un cercle vicieux. Toute mélodie doit avoir un
caractère et ce caractère ne dépend pas seulement du
dessin de la mélodie et du mouvement qu'on lui donne;
un troisième élément sert à le déterminer, c'est Vaccent
donné à ce dessin et à ce mouvement.
L'accent est en réalité l'âme de la musique. Une
mélodie peut être chantée correctement et dans le mouve-
ment exact sans être pour cela véritablement interprétée
selon l'esprit, le sens profond qu'y a mis Tauteur ; il y
faut encore l'accent, c'est-à-dire l'expression juste du
sentiment dont elle est le revêtement. Sans accent, la
musique est un bruit monotone, qui n'a pas de sens
déterminé. Cet élément est si important que, sans en
modifier le mouvement, le même dessin mélodique peut
changer de caractère selon la façon de l'accentuer. Il
n'est pas un chanteur qui ne puisse en faire à tout
moment l'expérience.
Il importe donc non seulement que le chef d'orchestre
indique le mouvement juste mais encore que les exécu-
tants accentuent bien, c'est-à-dire qu'ils disent chaque
phrase, selon le sens et le caractère qui lui appartien-
nent dans la composition.
Bien que dans son opuscule Sur VArt de diriger,
Wagner n'appelle l'attention que sur le melos et le
mouvement, il cite cependant quelques exemples frap-
pants qui démontrent l'importance de l'accent.
II avoue ainsi que c'est écoutant le chant passionné
et sûrement accentué de la Schrœdcr-Devrient (i) qu'il
(i) Dans une lettre à son ami Heine, de Dresde, Wagner, à pro-
pos d'un des concerts qu'il dirigea à Zurich, raconte qu'il eut affaire
L ORCHESTRE 23
eut rintuition de l'interprétation à donner aux œuvres de
Beethoven. Il signale à ce propos la cadence si émouvante
du hautbois dans la deuxième partie de l'allcgro de la sym-
jf ^^^^'~r
phonieen ut miiieur quQ toujours il avait entendue exécu-
ter sans aucune expression. Essayez de la chanter, en te-
nant longuement le sol aigu surmonté du point d'orgue,
en ayant bien soin d'observer la liaison sur toute la phrase,
le decrescendo indiqué et le point d'orgue final ; elle
acquiert aussitôt une tristesse émouvante que l'exécu-
tion instrumentale arrive bien rarement à réaliser.
Il est clair, cependant, que c'est bien ainsi que Beetho-
ven a dû la chanter en lui-même et que cette cadence
entre deux points d'orgue est destinée à marquer
une suspension, un arrêt dans le développement de
son allegro, quelque chose comme un soupir, un regret,
une aspiration douloureuse venant interrompre le flot tu-
un jour à un hautboïste auquel il lui fut impossible de faire compren-
dre l'accent particulier qu'il désirait donner à une phrase d'une de ses
œuvres. En désespoir de cause il se rendit chez une cantatrice du
théâtre et la pria de chanter cette phrase devant l'instrumentiste,
auquel il la fit répéter ensuite jusqu'à ce qu'il eût obtenu l'accen-
tuation voulue.
Il y aurait utilité quelquefois pour nos chefs d'orchestre d'user
de ce moyen pratique. Il faut dire, cependant, que dans nos grandes
villes les artiites d'orchestre sont généralement aujourd'hui, et grâce
à l'enseignement des Conservatoires, des musiciens expérimentés et
assez instruits pour comprendre sans qu'il soit besoin de les seriner
commecc hautboïste zurichois. Les rapports se sont plutôt renversés.
Ce sont les chanteurs, maintenant, qui pourraient recevoir d'utiles
indications des instrumentistes.
2/\ L ART DE DIRIGER
multueux des pensées énergiques qui l'obsèdent. Combien
de chefs-d'orchestre se doutent seulement de l'impor-
tance esthétique de ce détail !
Plus instructives encore sont les observations que
Wagner formule à propos de l'interprétation de l'ouver-
ture de Freyschûtz qu'il dirigea un jour à Vienne, en
1864. Tout ce passage est à citer, car il peut encore ser-
vir de guide aux chefs d'orchestre qui ne massacrent que
trop souvent, sans le vouloir évidemment, cet admirable
poème symphonique.
A la répétition, raconte Wagner, rorchestre de l'Opéra im-
périal de Vienne, sans conteste l'un des meilleurs du monde,
se montra très déconcerté par mes exigences sous le rapport
de l'interprétation. Dès le début, je dus me convaincre que Yada-
gio initial avait été pris jusqu'alors comme un andaiite facile et
tranquille. Et ce n'était point là une tradition purement vien-
noise ; déjà à Dresde, dans la ville même où Weber avait dirigé
son œuvre, je l'avais rencontrée auparavant. Lorsque dix-huit
ans après la mort du maître, dirigeant pour la première fois le
Freyschûtz à Dresde même, sans tenir aucun compte des habi-
tudes contractées par l'orchestre sous mon ancien collègue Reis-
siger, je prislemouvementde l'introduction selon mon sentiment
personnel, un vétéran du temps de Weber, le vieux violoncelliste
Dotzauer se tourna vers moi et me dit avec gravité : « C'est ainsi
que Weber le prenait ; voici la première fois que je l'entends de
nouveau exactement. » La veuve de Weber, qui vivait encore à
Dresde, me confirma également dans la justesse de mon senti-
ment en ce qui concernait l'exécution de la musique de son mari...
Ces précieux témoignages m'enhardirent à pousser à fond la
réforme de l'interprétation de l'ouverture du Freyschûtz lors de
ce concert à Vienne. Je lis étudier complètement à nouveau
cette œuvre connue jusqu'à satiété. Sous l'impulsion délicate-
ment artistique de Lewi, les cors modifièrent du tout au tout,
sans se rebuter, le mode d'attaque employé jusqu'alors dans la
tendre fantaisie champêtre du début dont on avait fait un mor-
ceau à effet, d'un éclat triomphant ; conformément aux indica-
tions de la partition, ils s'ingénièrent à mettre dans leur chant
L ORCHESTRE
2$
le charme vaporeux voulu par l'auteur sur le doux accompa-
gnement (pianissimo) des instruments à cordes ; une fois seule-
ment, selon les prescriptions de l'auteur, ils enflèrent le son
jusqu'au mezzo-forte pour le laisser se perdre ensuite comme
doucement fondu, sans le sforzando traditionnel, sur ce dessin
fe
qu'il suflit de délicatement accentuer. Les violoncelles aussi
atténuèrent la véhémence habituelle de leur attaque du
sur le trémolo des violons, de manière à en faire une sorte de
léger soupir, ce qui donne à la gradation qui suit sur le fortis-
simo sa signification effroyablement désespérée. Après avoir
ainsi rendu à l'adagio initial toute sa gravité mystérieuse et
frissonnante, je laissai son cours passionné au mouvement sau-
vage de ['allegro, sans égard pour l'interprétation plus tendre
qu'exige le doux deuxième thème principal, certain que j'étais
de pouvoir modérer de nouveau le mouvement au moment oppor-
tun, afin d'arriver insensiblement à celui qu'exige ce thème...
Le chant longuement soutenu de la clarinette emprunté à l'a-
dagio :
i
&
-"f-r-
me permit de passer insensiblement de l'animation extrême du
premier mouvement à un mouvement plus retenu, à partir de
l'endroit où tous les dessins ligures se résolvent en sons sou-
tenus (ou tremblés) : de la sorte, malgré le dessin intermédiaire
de nouveau plus agité.
ê^} jT^ "^J I
26
L ART DE DIRIGER'
on arrivait à la cantilène en mi bémol majeur, si bien préparée
ainsi, par les nuances les plus délicates du mouvement princi-
pal toujours maintenu.
Ensuite j'exigeai que ce thème
fût joué uniformément ^zû[;zo, — donc sans la vulgaire accentua-
tion qu'on donne habituellement à la marche ascendante de la fi-
gure, — et qu'on observât à l'exécution la liaison marquée ; il ne
faut donc pas jouer ce passage ainsi :
Il me fallut, il est vrai, convenir de tout cela avec les musi-
ciens, excellents d'ailleurs, de l'orchestre viennois ; mais le
succès de cette interprétation fut si frappant qu'ensuite, pour
ranimer de nouveau le mouvement à ce trait pulsatif
il me suffit d'un légère indication pour retrouver à la rentrée
de la nuance la plus énergique du mouvement principal, au
fortissimo suivant, tout l'orchestre plein du zèle le plus intel-
ligent.
Il ne fut pas aussi facile de faire valoir, dans toute son im-
portance pour l'interprétation, et sans ébranler le sentiment
juste du mouvement principal, le retour plus serré du contraste
entre les deux motifs si fortement opposés ; ce contraste se con-
centre en des périodes de plus en plus courtes jusqu'à la ten-
L ORCHESTRE
27
sion extrême de l'énergie la plus désespérée de rallef,ao propre-
ment dit, à son point culminant:
m
M-
-à
i
I r r r rx ii-^^B
*tL-Èi^Mp%
C'est à ce passage précisément que la modification toujours
activement rationnelle du mouvement produisit les plus heu-
reux effets.
Les musiciens de l'orchestre se sentirent encore une fois très
surpris dans leurs habitudes lorsqu'après les accords en ul mx-
j'eiir, magnifiquement soutenus et les pauses générales qui les
encadrent d'une façon si suggestive, je pris de nouveau la ren-
trée du deuxième thème, devenu maintenant un chant triomphal,
non pas dans le mouvement violemment animé du premier
allegro, mais dans la nuance plus modérée de ce mouvement.
C'est une habitude, en effet, dans nos exécutions orchestrales,
d'accélérer le thème principal à la fin du morceau; il ne man-
que plus que les claquements du fouet pour se croire au cirque.
Souvent, il est vrai, les compositeurs ont voulu cette accéléra-
tion du mouv_ement à la fin de leurs ouvertures ; et elle est très
rationnelle lorsque le thème d'allegro principal occupe le premier
plan el célèbre en quelque sorte son apothéose ; la grande ouver-
ture de Léonore, de Beethoven, en oflre un exemple célèbre.
Il arrive, toutefois, généralement, que l'effet de la rentrée
de l'allégro renforcé se trouve complètement détruit parce que
le chef d'orchestre n'a pas su modifier le mouvement principal
(c'est-à-dire, le retenir à temps), selon les exigences des diverses
combinaisons thématiques; le mouvement est déjà arrivé à une
rapidité telle qu'il exclut toute gradation nouvelle, à moins
d'exiger des archets qu'ils se livrent à un assaut de virtuosité
exagérée. J'ai vu l'orchestre de Vienne accomplir un pareil tour
de force. J'en fus plus étonné que ravi. Il n'y a d'autre raison à
ces excentricités que la faute grave commise tout d'abord en
L ART DE DIRIGER
accélérant outre mesure le mouvement dès le début. Aucune
œuvre d'art ne devrait être exposée à de pareilles expériences,
si l'on entend en donner une interprétation véritable.
Comment se fait-il, se demande finalement Wagner, que
la conclusion de l'ouverture du Freyschûtz soit expédiée
de la sorte ? La chose ne peut s'expliquer pour lui que par
l'habitude invétérée d'exécuter sans façon, au grand trot
de Vallegro principal, cette deuxième cantilène devenue
ici un chant de triomphe ; et il proteste avec autant
d'énergie que de raison contre ce travestissement atro-
cement vulgaire d'un motif plein des élans de recon-
naissance les plus passionnés d'un cœur de jeune fille
religieusement épris.
Il raconte qu'à Vienne, l'impression produite par sa
façon de la diriger fut si vive que les musiciens eux-mêmes
avouèrent n'avoir pas connu l'ouverture auparavant,
sans parvenir d'ailleurs à s'expliquer par quel procédé
Wagner était arrivé à de si beaux résultats. Ce procédé
ajoute-il, est très simple : c'est la modération du mou-
vement :
A la quatrième mesure de cette fougueuse et brillante entrée :
je donnais au signe >, qui dans la partition paraît au premier
abord un accent vide de sens, la signification voulue par le
compositeur, à savoir celle d'un dtminiioido, !i:r=» et j'obtenais
ainsi une interprétation moins intense, une intlexion plus douce
du dessin théruatique principal
elcv
L ORCHESTRE
29
que je pouvais ensuite laisser se gonfler tout naturellement
jusqu'à la réapparition du /orlissimo. Ainsi tout le motii tendre,
préparé convenablement acquérait une expression passionnée
et entraînante.
Autre exemple : Wagner raconte qu'à Munich il en-
tendit un jour une exécution de l'ouverture d'Egmont
de Beethoven qui ne fut pas moins instructive pour lui
que ne l'avait été auparavant l'ouverture du Freyschûtz.
Dans Vallegro de cette ouverture, le sostenuto redoutable
et pesant de l'introduction:
d^ ^^\4 4
Sf
est repris en durées brèves comme première partie du deuxième
thème ; un contre motif doucement reposé y répond :
«
^
J^
^
* .M
SI pi
A Munich, comme partout et d'accord avec la tradition
classique, ce rpoiif où s'opposent d'une façon si nette une ter-
reur grave et un sentiment de bien être, était emporté comme
une feuille morte dans le tourbillon d'un allegro continu; pour
ceux qui étaient assez heureux pour l'entendre, le motif avait
ainsi l'air d'un pas de danse où, sur les deux premières mesures,
le couple semblait prendre son élan, pour tourner ensuite sur
les deux mesures suivantes comme dans un lœndler (valse lente).
Quand Bulow eut un jour à diriger cette musique en l'absence
du vieux chef tant fêté (Franz Lachner), je l'engageai à rendre ex-
actement ce passage qui agit d.'une manière frappante dans le
sens voulu par le compositeur, si laconique en cet endroit, lors-
que le mouvement jusque-là d'une animation passionnée, est
modilié ne fût-ce qu'imperceptiblement, par une plus stricte
observation de la mesure, de manière à donner à l'orchestre le
^O L ART DE DIRIGER
temps moral d'accentuer cette combinaison thématique où l'on
passe rapidement de la plus grande énergie à un sentiment de
bien-être (i). Comme, vers la fin du 3/4 cette même combinaison est
traitée d'une façon plus large et acquiert une importance déci-
sive, l'observation de cette nuance est indispensable et peut seule
donner à toute l'ouverture un sens nouveau et le seul vrai. »
On voit avec quel souci du détail, un maître tel que
Wagner examinait les moindres nuances des œuvres
qu'il avait à diriger. Et en effet, l'on ne saurait assez y
insister: de ces nuances dépend toute la diction musi-
cale, qu'il s'agisse du chant proprement dit ou de musi-
que instrumentale.
(i) L'Aniiaire du Conservatoire royal de Bruxelles di publié
récemment une traduction complète de l'opuscule de Richard Wagner
Sur V Art de diriger {année i 888 et i 889). Je crois devoir relever une
interprétation risquée, donnée à ce passage par le traducteur qui suit
d'ailleurs avec une grande fidélité l'original, encore que la littéralité de
sa traduction rende parfois très pénible la lecture du travail de Wagner.
Il traduit ainsi le passage qu'on vient de lire : « lorsque le mouve-
ment jusque-là d'une animation passionnée est modifié suffisam-
ment par un ritenuto très tendu, bien qu'à peine indiqué, afin que
Vorchestre etc. » Wagner ne parle pas de ritenuto. Il emploie les
mots : strafferes Anhalten, littéralement : maintien plus rigou-
reux, plus strict, — qu'il oppose à leidenschajtlich erregtes Tempo,
mouvement passionnément animé. J'avoue ne pas très bien compren-
dre ce qu'est un ritenuto très tendu \ et ce mot italien ritenuto quia
un sens déterminé dans la terminologie musicale me parait dangereux,
car il pourrait faire croire que Wagner, pour le passage en question,
recommande un ralentissement. J'ai le souvenir vague d'avoir entendu
en effet quelque part l'ouverture âiEgmont avec un ralentissement,
un ritenuto à l'endroit indiqué. Le chef d'orchestre avait probable-
ment lu l'Art de diriger dans VciAnnuaire du Conservatoire de
Bruxelles. Wagner ne veut pas un ralentissement; il veut une o/>^o-
sition, ce qui est tout différent, et cette opposition le chef d'orchestre
l'obtiendra, dit-il, en remplaçant le mouvement passionnément animé
par le mouvement strictement soutenu. Il me semble que cela est
très rationel et très-clair.
t ORCHESTRE 3 I
Les accents justes et l'accent juste ; tout est là.
A cet égard la musique a des lois aussi nécessaires
que le langage. Dans celui-ci, le caractère, la force
expressive d'une phrase dépend de l'accentuation alter-
nativement renforcée ou atténuée des syllabes et des
mots, selon la logique de l'idée ou du sentiment ex-
primés. De même, dans la musique, les nuances infi-
men
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