Termes les plus recherchés
[PDF](+94👁️) Télécharger Faire place de Pierre-Damien Huyghe pdf
L'ouvrage Faire place du philosophe français Pierre-Damien Huyghe. Télécharger gratuit Faire place de Pierre-Damien Huyghe pdf
Faire place
Du MÊME AUTEUR
Le devenir peinture , L’Harmattan, 1996
Faute de Style, Confer-ESAD Strasbourg, 1998
Le jeu de l’exposition (avec J. -L. Deotte), L’Harmattan, 1998
Art et industrie, Circé, 1999
Du commun, Circé, 2001
La couleur sans éloquence, Encre et lumière, 2003
Le différend esthétique, Circé, 2004
L art au temps des appareils (dir.), L’Harmattan, 2006
Eloge de l’aspect , éditions Mix., 2006
Faire place, éditions Mix., 2006 (i° édition, épuisée)
Commencer à deux, éditions Mix., 2009
www.editions-mix.
Le texte « Faire place » a été initialement publié en 2006
troisième édition
ouvrage numérique gratuit
© éditions Mix., 2006-2009-2016
ISBN : 978-2-914722-81-0
Pierre-Damien Huyghep a j re p| ace
éditions ©OO.
28, av. de Laumière - Paris 19
Faire place
Remarques sur la qualité
d’une certaine pauvreté moderne
Hannah Arendt a défini les «temps modernes» par
l’extension de ce quelle appelait, en donnant au terme
un sens précis, «la société». Ce terme définissait dans
son esprit toute une manière d’être. Le mode d’existence
propre à la vie socialisée, les centres d’intérêt adaptés à
cette vie, la matière et la forme de l’attention en général
éloigneraient le moderne des formes de conscience et
des relations développées autrefois. Ainsi l’être humain
socialisé aurait-il beaucoup de voisins, mais peu de
proches. Et ses espaces d’intimité seraient en passe de se
raréfier.
Le même mouvement qui aurait conduit à cette
fragilisation du « chez soi » a pour Hannah Arendt un
corrélât. Si la socialisation de la vie a pu mettre en cause
à ses yeux «l’abri» intime, elle a également été capable
de dissoudre, d’un autre côté, la spécificité de ce second
espace constitutif du monde antique, celui qui, sous le
7
nom de «public», faisait face au caractère «privé» du
premier. Ce que la prolifération des voisinages sociaux
mettrait cette fois en cause, ce serait la disponibilité
permettant de trouver face à soi, dans un espace-temps
spécifique, tout autant un pair qu’un adversaire avec qui
repérer, dans la confrontation des modèles de conduite,
une cause commune.
Toute cette analyse est tentante, souvent éclairante.
Le problème, c’est qu’en reconnaissant peu de valeur
à la socialité, elle ne nous aide guère à aimer notre
présence en ce monde. L’élément caractéristique de la
vie humaine moderne - la montée en puissance de la
vie sociale - reçoit une caractérisation essentiellement
négative : elle ne relèverait, dit elle-même Hannah
Arendt, «ni de la vie privée, ni de la vie publique».
C’est principalement dans le registre d’un effacement
que la socialisation des existences est ici saisie. Ce qui
s’effacerait, c’est la conception venue de l’antiquité
grecque de la loi comme nomos, c’est la pensée que la vie
commune doive reposer sur des distinctions tranchées.
Dans cet effacement, « l’idée » de politique serait atteinte,
c’est-à-dire le principe d’une démarcation constituant
la possibilité d’un espace et d’un temps où le fait et la
manière d’être avec les autres - en fait « les semblables »
- ne se confondent pas avec le fait et la manière d’être
avec les siens, avec ses intimes.
Il faudrait, dans l’esprit même des propositions
d’Hannah Arendt, à mon sens du moins, suggérer que
les distinctions « grecques » dont il vient d’être question
impliquent nécessairement, pour saisir l’humanité dans
son ensemble, la mise en place d’un troisième terme :
l’autre non semblable, le «barbare», l’ennemi, l’étranger
auquel on peut, si on l’estime utile, faire la guerre.
Ainsi y a-t-il en fait, dans cette manière de concevoir
les relations humaines possibles trois sortes de cas et,
corrélativement, trois façons ou trois chances, si on
est humain, d’être pris en compte: l’intimité, l’amitié,
l’inimitié d’une part, le proche, le semblable, l’étranger
d’autre part.
Je ne discuterai pas ici de la valeur des bouleversements
apportés à ces démarcations par la socialisation des
existences. On sait l’extrême difficulté du problème, on
sait aussi combien revient aujourd’hui, lancinante, la
question du statut et de la localisation de l’ennemi. 11
me semble qu’on progresserait utilement dans l’analyse
si on retenait l’idée qu’aucune des trois instances dont il
vient d’être question n’a effectivement disparu. Ce qui
manque de netteté, ce sont les démarcations. Comment
se délimite le champ des semblables ? Où sont les espaces
d’inimitié? Y a-t-il un pays, un territoire qu’on puisse
dire « ennemi » et contre lequel on serait fondé à dresser
des frontières, voire à faire la guerre ? Sommes-nous de
ceux qui ont besoin de telles frontières ? Je renvoie, en
guise de préparation à toute discussion, aux méditations
encore récentes de Jacques Derrida sur l’amitié et
l’hospitalité. Ici, je voudrais prendre le problème par
un biais moins attendu. Car si la socialisation des
9
existences touche, comme le propose au fond Hannah
Arendt, à la façon de répartir les amis et les ennemis,
si elle développe et valorise toutes les manières de
neutraliser les relations, de ne pas distinguer entre les
uns et les autres, elle touche aussi, et pour la même
raison, à l’expérience de l’intimité. Ce n’est pas que
cette dernière ait disparu, c’est quelle ne se repère plus
de façon tranchée, c’est que les fameux « quatre murs »
si souvent invoqués par Hannah Arendt pour définir
la condition de l’intimité ne cernent pas le lieu d’un
abri. Ainsi le monde des autres vient-il, par divers biais,
pénétrer celui, autrefois protégé, des proches. Mais
l’inverse n’est pas moins vrai : dans la vie socialisée, les
espaces communs ne sont pas des espaces dispensés de
certains comportements que la tradition réservait à la
vie privée.
Dans ces conditions, qu’est-ce qu’être chez soi ?
Walter Benjamin n’a pas moins qu’Hannah Arendt
posé la question. Mais il l’a fait différemment, avec
moins de nostalgie pour l’époque des démarcations
tranchées. D’une certaine manière, il prend le problème
par l’autre bout. Quand Hannah Arendt s’interroge sur
l’effacement de l’idée grecque de la politique, Benjamin
s’intéresse aux modifications qui touchent la sphère
privée. Dans Expérience et pauvreté, il remarque, à ce
niveau, une certaine disparition de la tradition. De
même que, dans le monde socialisé, dont l’institution
dominante, en terme de langage, est la presse, il n’est
10
guère de récit qui passe d’une génération à l’autre, de
même nombre de biens sont éprouvés comme une
charge au moment d’en hériter. La socialisation de la vie
se traduit par une mobilité généralisée qui met en cause
la notion même de bien. Un chercheur comme Georges-
Hubert de Radkowski a établi dans le dernier quart du
xx° siècle une distinction entre les notions de résidence
d’une part, d’habitat d’autre part. Toute sa pensée va
dans ce sens. Pour lui, ce qui repère un humain dans le
monde peu à peu dégagé par la révolution industrielle
du xix° siècle, ce n’est pas sa résidence, le lieu où cet
humain s’abrite pour dormir par exemple, et qui n’est
pas lui-même celui où il se nourrit, celui où il aime,
etc. Les fonctions de la vie tendent, dans la modernité,
à se réaliser dans des lieux dispersés. L’homme socialisé
vit selon des coordonnées spatio-temporelles diverses,
il endure des rythmes d’expériences variés. À la limite,
il me semble difficile de le définir comme «être là»,
comme si l’on pouvait toujours analyser la multiplicité
de ses expériences comme des modalités d’un rapport à
un site. 11 est probablement plus pertinent de le donner
comme «être à» et de chercher à penser la pluralité
des formes de cet «à», y compris celles qui, organisées
extérieurement à son corps, résident pour ainsi dire dans
les objets mêmes, du moins dans certains d’entre eux
(ceux qui sont des faits d’appareils, comme les films par
exemple dont la moindre perception se constitue d’une
confrontation entre deux systèmes spatio-temporels ou
deux endurances, celle de l’être qui perçoit et celle de
11
l’être perçu. Dans un film, je ne vois pas ce que je veux
aussi longtemps que je le veux, je vois ce que m’autorisent
à voir un cadrage et la durée d’un plan que je n’ai pas
déterminés ; de la même manière encore, la luminosité,
les contrastes sont filtrés, travaillés, définis par devers
moi, constituant un a priori pour ma perception, etc.).
D’une manière générale, c’est la relation du mobile
et de l’immobile, du mobilier et de l’immobilier qui
est en cause. Même de grands immeubles, même
des paysages fortement structurés par de lourdes
architectures, industrielles par exemple, ont cessé d’être
des données stables. Dans la crise pas si ancienne de
la mine et de la sidérurgie, on a su éliminer en peu de
temps les traces d’usines où se croisaient encore quelques
années auparavant des milliers d’hommes. L’expérience
moderne est faite de cet effacement du bien durable,
effacement qui peut se conjuguer avec l’obsolescence
programmée des marchandises. Cette obsolescence est
utile au développement de l’économie de consommation
même si elle n’en a pas la même essence. Une nouvelle
forme de la richesse se dégage, moins inscrite dans
l’accumulation patrimoniale du bien privé que dans le
pouvoir d’achat ou la capacité à dépenser. Ce pouvoir
et cette capacité se signalent et se déchargent dans des
expériences saisonnières qui empruntent elles-mêmes,
pour se réaliser, à des services qui peuvent être, en droit,
publics ou privés mais dont la teneur est toujours, en
fait, sociale. La forme de richesse à laquelle je pense ici
implique la démultiplication des situations de passage,
12
de côtoiement, de coudoiement. L’extension des
déplacements et le tourisme augmentent l’expérience
sociale tout en diminuant l’expérience privée au sens
traditionnel du terme. De cette expérience là - privée
- l’homme moderne peut se dire pauvre. On peut aussi
affirmer, pour être plus clairement positif, que c’est
autrement qu’il s’enrichit en expérience : il pousse la
socialité bien plus avant que ses ancêtres, il partage plus
immédiatement nombre d’informations sur le monde.
Cet étrange enrichissement moderne, comment se
réalise-t-il? Posant cette question, je ne cherche pas à
savoir comment il se produit, par quels biais. Non, je
me demande de quelle façon il se fait conscient. Et je ne
suis pas sûr que ce soit affaire de représentation. Nous
n’avons pas besoin d’un système d’œuvres ni d’une
littérature qui se chargeraient de nous fournir des thèmes
d’époque. La thématisation de nos existences, c’est
précisément ce qui nous est fourni quotidiennement,
via la presse, afin de nous rendre sociaux et de nous
conserver dans la socialité. En fait, ce qui nous manque,
c’est une perception formelle, c’est l’exposition,
l’appareillage, la mise en apparat des rythmes de
l’expérience qui nous définissent. L’enjeu est donc plutôt
de mettre en évidence, de mener à parution, au-delà
des accoutumances et des accommodements ordinaires
et communs - accoutumances et accommodements
qui nous rendent pour ainsi dire insensibles aux
particularités de notre présence - de faire paraître,
13
donc, cette rythmique de l’être qui nous travaille, nous
organise, nous met au monde et nous fait de la sorte
contemporains les uns des autres. À cela, je trouve deux
versants.
D’un côté, il y a les modes de vie qui sont les
nôtres. Ces modes de vie sont poussés en un certain
sens par un jeu de forces et des instances de décision.
Aujourd’hui, ces instances sont plus économiques
que politiques si bien que tend en effet à s’éloigner
de l’expérience accessible, comme Hannah Arendt
l’affirme, le monde où l’orientation de la communauté
dépendait principalement de ce qui pouvait se jouer
entre pairs sur la place publique selon les critères de la
grandeur, de l’héroïsme, etc. À présent la politique est
fort pré-occupée de considérations économiques. Et la
puissance propre à ce genre de considérations est bien ce
que la socialisation des existences met en œuvre, réalise,
accomplit.
Mais d’un autre côté, si le passage à l’acte de la
puissance économique nourrit de fait jour après jour
l’expérience et la perception commune, il n’apparaît pas
authentiquement que la politique a perdu de sa superbe
autonomie ni qu’ait tout à fait disparu avec elle ce dont
cette autonomie, d’une certaine manière, protégeait
par ailleurs le principe : un espace retranché voué à des
échanges non comptabilisés, un commerce de paroles
libres, des rencontres entre soi. Certes, nous avons
beaucoup d’échanges, mais ils sont commercialement
saturés. Et nous sommes rarement abrités d’être des
14
«consommateurs» et des «usagers». Notre vie «privée»
implique une sorte de réminiscence. Elle est apparente,
elle emprunte aux lancées de l’habitude, elle se glisse
mimétiquement dans notre expérience. C’est ainsi que
nombre de nos actuelles demeures, qui ne sont plus des
habitations au sens traditionnel du terme, gardent les
traits de ces habitations, c’est ainsi qu’ elles sont rêvées.
Et c’est ainsi, de ce fait, que la vie passe du côté du rêve.
Mais s’il nous est donné de rêver de la sorte, c’est que,
selon une procédure quasi-névrotique, le sentiment
manifeste que nous avons de nos expériences ne désigne
que très obscurément la teneur latente de l’époque.
De là l’idée, à rebours, d’une mise en forme différente
des données de l’époque, de là l’idée d’un art chargé
de manifester ce qui, autrement, de notre condition de
modernes, nous pousserait dans la vie sans apparaître
jamais vraiment à notre perception.
D’une telle idée de l’art, il y a déjà une forte théorie,
celle que Walter Benjamin développait notamment dans
ses Notes sur quelques thèmes baudelairiens. Il y a aussi des
cas, parmi lesquels diverses propositions de Dan Graham,
artiste au demeurant lecteur de Benjamin. J’évoquerais
aussi volontiers des œuvres précises sur lesquelles il m’est
arrivé d’élaborer un commentaire : tel roman d’EIenri
Thomas, telle photographie de Gilles Erhmann, tel
éclairage de Michel Verjux. Ou encore ces photographies
d’Atget dont Benjamin lui-même célébrait le sens du
vide. L’enjeu de toutes ces propositions, c’est un sens de
l’espace, la conscience formée d’un certain entre-deux. À
15
défaut de développer ici longuement toute l’explication,
je dirais que ces oeuvres exposent ceux qui ont l’occasion
de les percevoir à la teneur même du social, teneur qu’on
pourrait dire constituée d’une absence de rencontre.
C’est Walter Benjamin, encore, qui soulignait comment,
au moment d’être photographié, on lève les yeux sur
personne. C’est lui aussi qui voyait, dans cette expérience
d’un regard qui, faute d’en rencontrer un autre, devient
cru, tel le «coup» d’œil de la passante de Baudelaire,
coup qui jauge l’autre passant sans lui répondre, c’est
Walter Benjamin, donc, qui voyait dans cette expérience
du coup d’œil l’épreuve même de la modernité, cette
aptitude qu’ont les contemporains à pouvoir être les uns
avec les autres sans réciprocité - ont-ils même une claire
perception de leur présence commune ? - à constituer des
foules non pas compactes mais éparses, à se voir les uns
les autres sans échanger le moindre signe de complicité,
bref à se présenter les uns pour les autres, malgré leur
nombre, dans une sorte de forme de vide.
J’admets cette hypothèse qu’accompagnent,
comme on voit, quelques cas d’art, de littérature et de
philosophie : un certain vide est, au-delà du principe
de plaisir, constitutif de la personnalité sociale. De ce
vide, la conscience est nécessaire, non la négation. La
conscience, c’est-à-dire la dé-couverte. C’est pourquoi,
s’agissant d’art domestique, je m’intéresse finalement
assez peu aux propositions de tout un design d’objet qui
ne vise en fait, en exploitant la nostalgie du bien et de
la durée, qu’à produire une sorte de survie mimétique
16
d’un mode de vie privée qui n’est plus essentiel, qui
se trouve sans cesse en contradiction avec les valeurs
sociales élémentaires et qui, de toute façon, passe des
compromis avec la modernité (ainsi tous les espaces
« privés » sont-ils ouverts, via le téléphone, la radio, la
télévision et l’internet au mode moderne de l’existence).
11 me semble plus intéressant de concentrer la recherche
des designers sur une idée paradoxale de l’équipement.
La question première, bien éloignée de toute une théorie
et une pratique de l’ameublement, du remplissage, de
«l’objet», est celle-ci : à quoi faut-il faire place dans
un logement moderne? Ce «faire place» implique un
écart à l’égard de nombre d’entreprises, fussent-elles
«non standard», qui empruntent aux techniques
contemporaines, celles-là même qui poussent au sein de
la société économique mais qui relèvent d’une logique,
objective ou objectale, du «prendre place».
On comprendra qu’il reste là bien du travail.
Dans le « faire place » dont je parle, un avenir se tient.
L’enjeu n’est pas de faire table rase car de cela, en fait,
l’encombrement économique se charge, qui fait croire
à l’abondance quand il est presque incapable de rien
faire qui puisse demeurer en patrimoine. Tout circule,
tout s’échange, tout se consomme, c’est-à-dire rien ne
reste. Mais par l’espace épuré, déchargé de toutes sortes
de meubles factices, il s’agit d’ouvrir une brèche dans
un environnement lourd de symptômes où l’essor de
l’échange marchand, quoiqu’il en soit des expériences
superficielles, a épuisé la relations aux biens. Avérons
17
cet épuisement, exposons la pauvreté qui sincèrement le
tient. Nous n’en serons que plus accueillants pour ceux,
désirés, dont nous attendons la naissance.
Certes, le progrès global de la valeur d’échange
augmente la socialité. Cependant, il ne nous rend
pas seulement, comme le proposait Walter Benjamin,
« pauvres en expérience communicable », il met la plupart
d’entre nous dans la situation d’êtres pauvres en objets
transmissibles. Nous ne serons bientôt riches, quand
nous le serons, que de signes et de codes dont la valeur
se périmera en raison du caractère vite impraticable
de leurs supports matériels. Dans l’avancée du temps
moderne où nous sommes, nous ne parviendrons à
remettre que peu d’objets à ceux qui nous suivront.
Encore ce peu sera-t-il vite jugé invalide, encombrant,
coûteux à entretenir. En art, la conservation obligée des
œuvres qui furent à la pointe il y a une génération à
peine montre assez les problèmes qui se posent. Restent,
resteront surtout des protocoles dont on ne donnera
une idée sensible qu’au prix de traductions matérielles.
Le durable est devenu une terre d’ancrage pour les
illusions. Se le proposer sérieusement comme perspective,
c’est se condamner à une féroce guerre contre les forces
économiques et la puissance de progrès lovée au coeur
de ces forces. Car, qu’on le veuille ou non, même si
l’économie est, sous sa forme dominante, formidablement
contraignante, elle ne peut s’affirmer qu’en exploitant
des capacités techniques. Il est possible, c’est l’affaire
d’artistes responsables, de travailler à l’émancipation de
ces capacités, à la mise en œuvre de la puissance qui se
réserve en elles hors de portée des pouvoirs.
Critiquant la pertinence de toute idée de patrimoine
durable, je ne me prononce pas ici pour le cynisme de
l’éphémère et de la performance. L’original et l’unique
ne structurent pas ce que nous pouvons opposer à
l’effondrement de la durée. C’est en termes de transfert
et de traduction qu’il y a lieu que nous pensions si
nous voulons nous sauver sans partir en guerre contre
la modernité elle-même. Comment faire passer un code
d’un système d’affichage à un autre, comment varier les
formats d’une même source, comment agencer un même
ensemble d’informations dans des lieux ou des dispositifs
divers, voilà le genre de question qui nous intéresse.
Le temps de la propriété comme témoignage d’une
vie de labeur ne nous concerne plus vraiment que
comme souvenir résiduel. N’en faisons pas l’élément
d’une survivance. La survie est au-dessus des forces de la
vie. Considérons-nous plutôt comme des locataires. Tôt
ou tard, mis entre deux situations, nous serons appelés à
vider tel ou tel espace que nous avons habité. Au coeur
de nos existences modernes, donc, comme je l’ai dit,
cette expérience plusieurs fois décrites, et sous diverses
formes, par Walter Benjamin du vide révélant que nul
site ne nous lie. Le même Walter Benjamin appréciait
les photographies d’Atget pour cette révélation du vide.
« 11 est remarquable, écrivait-il, que presque toutes ces
photos soient vides. Vides les fortifs à la porte d’Arcueil,
vides les escaliers d’apparat, vides les cours, vides les
19
terrasses des cafés, vide, comme il se doit, la place du
Tertre. Non pas solitaires, mais sans atmosphère. La ville,
sur ces images, est inhabitée comme un appartement
qui n’aurait pas encore trouvé de nouveau locataire. »
Or cette manière de remarquer le vide, Benjamin la
jugeait «salutaire». Elle préparait, disait-il, le mouvement
apte à «rendre l’homme et son environnement étrangers
l’un à l’autre». Elle signalait aussi que la critique de la
facticité pouvait s’inscrire au coeur d’une pratique
technique, d’un art. Pour mettre l’humanité à jour, il n’y
a pas rien à faire. L’opération qui délivre la conscience
n’est pas de pure pensée. Elle concerne la conduite de
certains appareils, elle concerne une manière de faire avec
des dispositions techniques. Là où les possibilités sont a
priori ouvertes de faire paraître la place qui nous définit,
souhaitons que quelques uns au moins parmi nous
engagent leur capacité de pratique. Et qu’ils nous mettent
ainsi au clair, dans le rythme même de leurs œuvres, avec
les formes - espace et temps - qui règlent l’expérience
que nous pouvons avoir de notre lieu commun.
Remarques critiques
SUR LE DURABLE ET LA PRÉCAUTION
Depuis le mois de juillet 2008, les langues régionales
sont dites constitutionnellement « appartenir au
patrimoine de la France». Que peut signifier cette
déclaration dans un moment historique où s’affirment
également, avec des poids juridiques variables il est vrai,
d’une part la valeur du développement durable, d’autre
part, à titre de perspective pour les systèmes de formation
aussi bien que pour les entreprises économiques
impliquées dans le marché mondial, l’importance de
l’innovation? Le premier sentiment qui vient à l’esprit
est celui d’un rapport incohérent aux diverses valeurs
possibles de la temporalité. La notion de patrimoine
suppose apparemment une attention au passé, le durable
est pour sa part censé impliquer l’avenir à long terme,
l’innovation enfin regarde de plus proches perspectives,
tout particulièrement dans le contexte d’acceptation des
pratiques de concurrence qui est aujourd’hui le nôtre.
L’idée de formation ajoute à cette complexité, elle qui
exige en principe à un terme relativement retardé - une
21
génération au moins - qu’on pense à ce qui pourra se
produire dans un «plus tard» en fait assez mal précisé.
Quel rapport pouvons-nous établir entre ce «plus tard»
et «l’autrefois» du patrimoine linguistique des régions?
La clé de réponse se trouve peut-être dans l’ensemble
de raisons plus ou moins explicitées qui aura conduit à
considérer la durabilité comme le nom d’une vertu qu’il y
aurait lieu, presque sans discussion désormais, de préférer.
Je remarque d’abord que l’on a choisi de traduire par
ce terme de «durable» ce qui se dit sustinable dans les
textes anglais de référence. «Soutenable» eût pu convenir,
et quelques uns le disent. Il faut croire que la motivation
pour ce sens n’était pas assez forte. C’est dommage. Dans
la question de savoir ce qui peut être soutenu réside plus
de possibilité, et donc de richesse, que dans le durable.
L’idée qu’il y a quelque chose à supporter pour réussir ce
qu’on se donne comme projet apparaît davantage dans une
appellation que dans l’autre. Je proposerai tout à l’heure un
autre terme susceptible à mon sens de lever mieux encore
les ambiguïtés, je parlerai d’un développement «juste».
Ce n’est pas pour rien qu’un tel vocable n’a pas cours.
Ceux qui sont proposés pour ainsi dire à sa place ont une
qualité qu’il n’a pas : retenir une contradiction d’émerger
et littéralement interdire un affrontement idéologique qui
serait pourtant utile. Qu’est-ce à dire ?
Ce qui nous incombe aujourd’hui comme toujours,
c’est de faire face à l’indétermination de notre espèce.
Nous sommes des vivants dont le rapport au monde
non seulement n’est pas concrètement fixé mais encore
22
peut et doit être sans cesse travaillé. Nous ne nous
contentons pas d’échanger avec notre milieu ni de nous
adapter, le cas échéant, à ses évolutions extrinsèques,
nous formons nous-mêmes collectivement les conditions
de cet échange et de cette adaptation. Plus encore, nous
constituons le monde avec lequel nous sommes et dans
lequel nous vivons, nous fabriquons les données de ce
monde. Nous nous auto-affectons sans cesse en tant que
vivants. Ayant la possibilité et la capacité de faire advenir
nos milieux de vie, nous répondons à la puissance de
notre être en peuplant ces milieux d’éléments que nous
inventons et qui n’existeraient pas d’eux-mêmes. C’est
pourquoi notre condition peut être dite historique,
variable, renouvelable. En raison de cette inventivité qui
nous constitue, le temps s’annonce au-devant de nous
sans que nous sachions de quoi il sera rempli, l’avenir
nous est ouvert. Nous sentons bien cela, nous savons
cette ouverture, nous nous rendons compte de son
principe. Et nous en éprouvons, non sans inquiétude,
la dimension problématique. Pourrions-nous nous
permettre de ne pas être ainsi inquiets ? C’est la question
à laquelle la notion de développement durable ne fait pas
de place suffisante. Si le raisonnement que je viens de
tenir est juste, nous pouvons considérer comme essentiel
à notre être la possibilité de modifier et de renouveler
sans cesse les conditions dans lesquelles nous vivons. Dès
lors, ce qui compte pour nous aujourd’hui, c’est de ne pas
prendre une orientation qui conduiraient les générations
qui viennent à être tributaires de nos choix et à devoir
23
vivre durablement dans le monde que nous leur aurions
légué. Cela commence, plus simplement qu’on ne veut
souvent l’admettre, par une pensée, par une idée, par une
considération : il ne faut pas que nous nous regardions
nous-mêmes comme pris dans une logique systémique
et systématique sur laquelle nous ne saurions produire le
moindre effet. C’est pourquoi il n’est pas bon que nous
nous imaginions comme des joueurs voués à actualiser
des règles en soi indécidables.
Certes notre génération, comme toutes celles
qui l’ont précédée, est pleine d’habitudes, dont de
nombreuses confortables. Ces habitudes ont leur vertu.
Elles nous reposent de l’inquiétude dont je parlais à
l’instant. Ce n’est pourtant pas là une raison qui puisse
suffire à nous faire envisager leur pérennité. Je ne parle
pas, disant cela, de leur coût éventuel ni de l’énergie
qu’il faudrait encore pouvoir mettre en œuvre pour les
arracher aux réserves possibles de l’existence. Non, je
traite d’un principe : il ne convient pas a priori à notre
être de rendre nécessaire ou de considérer comme tel ce
qui relève d’une production et d’une condition qui, aussi
agréables soient-elles, ne sont jamais rien d’autre que des
possibilités. De ce avec quoi nous vivons et qui remplit
nos vies, nous ne pouvons affirmer le caractère définitif
et indépassable. Nous ne saurons jamais en penser que
ceci : cela aura eu lieu, cela aura été possible. Dès lors il
faut bien que nous considérions nos modes de vie dans
leur finitude réelle même si la pratique que nous en
avons et les facilités que nous en tirons s’y opposent.
24
C’est le propre d’une habitude, comportement
acquis, comportement second que de paraître finalement
comme un toujours là qui ne peut que durer et qu’on suit
sans y penser comme s’il s’agissait d’un fait sans histoire
toujours déjà donné. 11 se peut que nous en soyons
là, à devoir envisager la fin de nombre d’habitudes. Si
c’est bien le cas, je ne suis pas persuadé que toutes les
connotations de l’adjectif «durable» soient tout à fait
adéquates. Mais peut-être s’agit-il foncièrement, au-delà
d’un juste rappel à l’inquiétude, de surtout soutenir le
principe d’un développement, de dire qu’il importe de
pouvoir encore se développer. Seulement, quel est le
sujet de ce développement ? Nous autres qui vivons ou
le système qui nous emploie ? Nos capacités d’exister ou
le jeu que nous jouons? «Renouveler» me semblerait
plus clair. Catastrophique serait un monde qui, tout
à fait durable et plus jamais ouvert, écarterait les
générations qui viennent de la création, les empêchant
de faire paraître quoi que ce soit de leur fait. C’est
pourquoi le durable n’est pas une valeur qu’on puisse
proposer dans l’absolu comme le fin mot des existences.
Paradoxalement, pour que l’humanité se poursuive, il
ne faut pas quelle succombe sous le poids des valeurs
testimoniales et patrimoniales. Il faut quelle puisse non
pas jouer encore dans le système légué des générations
antérieures, mais rejouer ce système lui-même, le
relancer peut-être, le décaler et le ré-définir aussi bien.
Encore un mot : s’il apparaissait dans le jeu que
nous jouons quelqu’ élément d’injustice, et je crois
25
bien que c’est le cas, serions-nous fondés à promouvoir
le développement durable de ce jeu? Remarquons
donc ceci qui appartient à la logique des concepts : le
durable n’implique pas nécessairement en soi le juste.
11 est même permis de penser qu’il est de l’essence du
pouvoir de chercher à perpétuer les conditions d’un
rapport non seulement inégal mais encore injuste à la
puissance d’agir ou de faire. Le profit et les bénéfices,
quels qu’ils soient, qui peuvent suivre de cette puissance
sont concernés de la même manière (il n’est en tout
cas pas absurde de penser que c’est en raison de leur
familiarité avec le pouvoir que certains paraissent plus
puissants que d’autres ou peuvent mieux faire valoir leur
rapport à la puissance). L’inverse n’est pas vrai : le juste
n’est peut-être pas durable dans les faits, mais il ne peut
se penser, on connaît les raisonnements de Pascal et
Rousseau sur ce point, que comme ce qui met fin à une
contestation tout en faisant droit au principe de cette
dernière (c’est toute la différence avec le pouvoir qui
traite dans et par les faits ce qui le conteste, mais sans
y reconnaître du droit). Évoquer un développement
juste, ce serait donc impliquer ipso facto le droit à
discuter la condition de ce développement même. Le
respect universel de l’humanité y trouverait a priori sa
chance sans que soit pour autant d’avance contraintes
les décisions à prendre.
D’un autre côté, l’affirmation des valeurs du
développement durable se lie souvent dans les esprits
26
au principe de précaution. Ce principe n’a pas moins
pris place que les patrimoines linguistiques dans les
énoncés constitutionnels. On dit volontiers qu’il
contient l’ancienne idée aristotélicienne de prudence.
Cette manière de dire n’est pas exacte, ne serait-ce que
par la dimension plus économique que politique de la
précaution ici envisagée. C’est qu’il est fait référence,
comme on sait, aux réparations qu’il faudrait apporter en
cas de dommage. La question de la possibilité strictement
technique ou matérielle de ces réparations voisine si bien
avec celle de leur coût éventuel qu’on se demande parfois
si ce dernier élément n’est pas le plus décisif et si ce qui
compte le plus, ce ne serait pas finalement la capacité à
financer. Nous serions précautionneux en ceci que nous
nous abstiendrions de faire ce pour quoi nous n’aurions
pas de dépôt de garantie suffisant.
J’exagère ? Rien de moins sûr. Même si les intentions
qu’on tente de résumer dans le mot de «précaution»
ne sont pas toutes aussi comptables que celles dont
je viens d’évoquer l’éventualité, il n’en reste pas
moins que la question de savoir qui pourrait payer
n’est pas nécessairement loin des préoccupations des
«précautionneux». Inutile de se voiler la face. 11 y a
pour une part au moins une logique d’assurance derrière
tout cela, quelque chose comme une impuissance
envisagée à mettre en œuvre des procédures de recours.
On procédera bientôt, ici ou là, dans le cadre d’un État
nation, à un référendum pour décider si, les difficultés
en approvisionnement énergétique étant ce quelles
27
sont, on poursuit ou non l’exploitation de telle ou telle
centrale nucléaire à risque. Supposons que la réponse
soit positive et qu’il y ait plus tard un accident d’extrême
envergure. On ne manque déjà pas d’esprits, dans cette
hypothèse, pour déplorer a priori, en même temps
certes que l’accident lui-même, l’absence de recours des
populations avoisinantes qui n’auront pas, elles, pris part
à la décision. Les dégâts seraient-ils donc potentiellement
envisagés comme moins catastrophiques si l’on était
certain de trouver un payeur susceptible d’être obligé à la
réparation ? Je crois bien que oui. Il y a là en tout cas une
ambiguïté que ne saurait lever la notion de précaution
mais qui ne serait pas dans celle de prudence.
En fait, nous sommes à présent embarrassés parce
que, emportés comme nous le sommes dans l’esprit
du capitalisme, nous faisons essentiellement du temps
l’élément d’un investissement. Nous regardons l’avenir
comme une occasion de déployer des projets. Je vise
moins ici le rendement escompté de ces projets,
rendement qui concerne strictement l’administration et
l’économie du capital mobilisé, que le rapport au temps
impliqué par toute pratique de l’investissement. Ce
rapport se nourrit d’une attitude : la prévision, et d’un
espoir : la prédictibilité. Ces deux mots - « prévision » et
« prédiction » - sont du reste dans le champ sémantique
de la précaution, non de la prudence. On prend des
précautions en raison d’une possibilité qu’on prévoit,
on est prudent parce qu’on ne sait pas ce qui peut
arriver. Le comportement précautionneux consiste à se
28
protéger des conséquences prévisibles, il implique un
«savoir l’avenir». C’est la présence et le statut de ce
fond de savoir qui m’intriguent dans le «principe de
précaution » . L’ ouverture de l’avenir y est moins affirmée
que la limite d’une connaissance regrettée. Ce qui se dit
en substance, c’est ceci : «si nous savions, nous nous
déciderions à faire ce qu’en l’absence de savoir nous
préférons suspendre». Ce faisant, contrairement à ce
que nous croyons, nous ne décidons en rien.
Quelles sont en effet les conditions de possibilité
d’une décision? Qu’est-ce que décider? C’est sûrement,
au minimum, choisir entre deux possibilités. Mais ces
possibilités, il faut se les représenter comme égales, il faut
qu’ elles soient également plausibles, il faut quelles fassent
hésiter, dans leur parité même, toute certitude a priori.
On ne décide qu’à partir de l’épreuve d’un balancement
indécis entre deux hypothèses de solution d’un problème
et parce que, entre ces deux hypothèses, il n’y a pas de
savoir ni de raison disponibles pour trancher dans un
sens plutôt que dans l’autre. Et tel était bien le fonds
à partir duquel l’esprit non capitalistique des anciens
envisageait l’avenir et portait considération à la prudence.
Était prudent en somme, selon l’éthique aristotélicienne,
l’homme, Périclès par exemple, qui, entrevoyant les
risques liés à l’ouverture de l’avenir, savait d’abord
hésiter et parvenait à choisir dans cette hésitation même,
en méconnaissance de cause, l’issue qui se révélerait
opportune non seulement pour lui-même mais pour le
commun de ses semblables. Ce n’est pas rien que cette
29
idée d’une implication de l’individu au-delà de son état
de particulier et il faudrait certes davantage chercher à
comprendre la nature et la possibilité de ce qu’elle envisage.
Ayant fait remarquer que la prudence visée par le propos
d’Aristote n’est pas un renfermement précautionneux
sur soi, je resterai néanmoins au plus près de mon sujet
immédiat en soulignant qu’ici il n’y a pas évitement de
l’action (l’homme prudent se révèle tel en se décidant à
faire quelque chose) et que la prudence, aussi présente
soit-elle déjà au moment de l’hésitation, ne se révèle tout
à fait qu’au fil des événements, lorsqu’il manifeste que
le choix était judicieux. Cette prudence apparaît ainsi
comme l’exercice d’un engagement doublement ouvert
du soi : au commun d’une part, au jugement de l’avenir
d’autre part, jugement où se met sans aucun doute en jeu
une sorte de visage de toute l’humanité à venir. Ce qui
m’importe, c’est de montrer que cette double ouverture
ne se réaliserait pas sans le préalable d’une endurance
de l’incertitude. Il faut connaître, c’est-à-dire éprouver,
le manque du savoir et l’absence d’appuis pour que la
conscience se lève comme prudence active.
À l’inverse, considérez l’imprudent, Créon par
exemple dans l ’ Antigone de Sophocle, «décideur»
incapable de suspendre ses «décisions» à l’hésitation et
stratège de ce fait donné par la tradition grecque comme
tragique. Ce qui anime l’action de ce personnage, c’est
le principe de durabilité du système civique dont il est
le gouverneur et pilote, principe dont il assume de façon
cohérente, et sans arrêt, l’inertie. Créon est logique et tout
30
entier inscrit dans le prévisible. Une étude précise du texte
de Sophocle montrerait qu’il pense en fonction d’une
lignée, au profit d’une descendance. En conséquence, il
ne voit pas la nécessité de la circonstance où il se trouve,
il ne porte pas au présent la considération qu’il faudrait.
C’est à quoi nous ferions bien aujourd’hui de
revenir : au présent, à la réalité de ce qui se trouve
toujours entre deux, entre le poids habituel du système
économique de nos conduites et la requête, en tout
temps adressée aux humains, d’avoir à considérer
l’avenir. Si nous restons tragiquement aveugles à ce qu’il
y a de non systématique et de non économique dans
ce présent, nous pourrons continuer à prévoir toujours,
nous pourrons même gagner en précaution au profit de
la force systémique et systématique dominante, nous
n’en serons pas moins loin de la prudence.
On me dira que je plaide dangereusement contre
toute idée d’expertise de la décision. J’accepterai la
remarque, au danger près, puisqu’ en effet je place
le risque à un autre endroit, précisément dans
l’impossibilité systématiquement supposée de revenir
sur une lancée systémique que l’histoire aurait un jour
décidée pour nous. Fondamentalement, c’est l’esprit
économique que je critique en tant que cet esprit
nous réduit ou nous réduirait constamment à être
les administrateurs de sa logique. Naturellement, je
n’ai pas de solution. Je ne suis pas prophète, je pose
juste que le décisif doit procéder d’une multitude
d’hésitations dont le temps ne nous est pas donné dans
31
l’administration quotidienne du système. Trop d’entre
nous, «cadres» inclus, manquent du loisir nécessaire
pour passer d’une certaine inertie comportementale,
fût-elle liée à l’exercice de fonctions intellectuelles
longuement éduquées, à une véritable réflexion instruite
par la capacité à mesurer l’opposition des savoirs et des
points de vue sur les possibilités. C’est pourquoi il faut
faire place au suspens des inerties logiques propres au
système d’efficacité établi. Aujourd’hui cela vise moins
la détermination des meilleurs investissements possibles
que la mise en doute, le temps de décider au moins, de
l’investissement comme mode éminent du rapport au
temps. C’est en effet le paradoxe de la prudence que de
réaliser de l’avenir en produisant une décision qui, parce
quelle est extraordinairement sensible aux échecs et aux
impuissances des savoir-faire de son temps, vaut déjà
comme solution aux conditions du présent.
La fin des habitudes
Qu’est-ce que l’utile? C’est depuis Aristote ce qui
pourrait et ce qui peut toujours ne pas être, c’est ce dont
la présence et la manifestation n’ont pas de nécessité. De
tout ce qui est utile, nous pouvons tirer des avantages et
des bénéfices peu ou prou secondaires. Rien là dont nous
ne pourrions, en cas de besoin, nous passer. Ce que sans
penser à cela nous qualifions ordinairement «d’inutile»
porte en fait les traits de cet «utile» aristotélicien
puisqu’il est lui aussi supposé pouvoir disparaître sans
dommage essentiel de nos environnements. Dès qu’on
réfléchit un tant soit peu, on se rend compte qu’ Aristote
a eu bien raison, dans le passage de la Politique où il
aborde cette affaire, de ne pas opposer l’utile à l’inutile
mais au nuisible. Car dès qu’on accepte de penser sans
prendre garde à l’inertie de cette opposition tellement
évidente et si logique en apparence entre l’utile et
l’inutile, on voit qu’on se comporte comme celui qui
essaie de ramener de l’eau entre ses mains pour mieux
la voir finalement et sans cesse couler entre ses doigts.
Suivons en effet un instant le courant de l’opinion et
33
supposons qu’il y ait bien quelque raison à considérer
l’utile, c’est-à-dire le non nécessaire, comme opposé à
l’inutile. Ne serait-ce pas pour laisser entendre en fait
qu’au sein de ce qui est sans nécessité - et dont on peut
se passer - on trouverait des degrés d’importance? 11
y aurait du non nécessaire presque nécessaire (l’utile)
et du non nécessaire vraiment dépourvu de nécessité
(l’inutile, peut-être le luxe). On me pardonnera je
l’espère les paradoxes apparents de mon propos mais
je pourrais aussi bien répéter ce que je viens d’écrire
en disant que la conception qui oppose sans réfléchir
l’utile à l’inutile admet en fait sous le nom «d’utile»
un inutile en somme pas complètement inutile. Pour
ma part, et je m’éloigne désormais à l’évidence de la
lecture littérale d’Aristote même si je tire ce que je vais
dire de son propos, j’appelle «habitude» ce quasi ou
pseudo nécessaire, cette inutilité foncière qui a les traits
de ce dont on ne sait plus, semble-t-il, se passer quand
bien même on l’a pourtant fait, lorsqu’on n’était pas
encore, précisément, sous le coup de cette habitude. Ce
qui a été une fois accepté ou adopté et qui, pour cette
raison même, quelles que soient ses qualités, échappe au
nécessaire, peut parfois si bien entrer dans nos moeurs
que nous oublions ce qu’il en était de notre monde et de
nos vie sans lui. Nous n’avons pas le désir d’abandonner
ce que nous avons pris en habitude, nous n’en avons
souvent plus même l’idée. De quelques unes de nos
utilités nous ne percevons presque plus la présence ni
la réalité. Il nous semble quelles vont avec nous. Ce
34
sentiment est tout particulièrement lié aux données
historiques que nous trouvons dès notre naissance, qui
constituent notre milieu objectif familier et qui nous
semblent dotées d’une certaine naturalité et d’une
certaine éternité, puisqu’ au fond elles sont pour nous,
mais pour nous seulement, toujours déjà là. De ce genre
de données (des objets par exemple qui ont peut-être un
temps fait événement mais qui, entrés désormais dans
le quotidien des usages, font sans histoire apparente
partie du monde), chacun prend l’habitude sans
pouvoir de soi-même opposer à cette prise la mémoire
d’un avant où elle n’avait pas lieu. Il semble vite - une
ou deux générations peuvent suffire alors même que
la tradition orale est encore susceptible de vivacité -
quelles appartiennent à la nature du monde. Cela
vaut notamment des moyens de communication. Quel
citadin d’aujourd’hui pourrait ne pas vivre le téléphone
ou, dans les très grandes villes, le métro comme une
nécessité? Ce n’en sont pourtant pas, ce sont juste
des utilités. Ces nécessités ont beau paraître à présent,
de façon dominante, indépassables, l’essentiel de
l’humanité historique aura vécu sans elles. Nombre de
nos contemporains même s’en passent. 11 n’est en outre
pas absolument sûr quelles soient tout à fait durables.
L’apparemment nécessaire d’une époque peut très bien
disparaître d’une autre. C’est même ce qui constitue
l’épocalité comme telle que cette capacité à suspendre des
pratiques - des usages d’utilités - qui étaient auparavant
considérées comme faisant inexorablement partie des
35
comportements de l’humanité. S’il en était autrement,
il n’y aurait pas d’histoire, nous demeurerions sans fin
dans les mêmes conditions de vie, celles auxquelles nous
aurions été éduqués une fois pour toutes.
C’est donc une réalité qu’il faut affirmer : l’humanité
est prise entre deux tendances, celle qui la voit acquérir
et développer des habitudes et celle qui fait, à contre
sens apparemment, quelle peut se trouver en situation
d’adopter de nouveaux objets, de nouvelles manières,
de nouvelles mœurs. À bien y réfléchir, il s’agit en
fait d’un seul et même processus d’existence, réservé
peut-être à notre être, particularité en tout cas du
rapport des vivants que nous sommes à leur monde. Ce
que traduit le phénomène des habitudes, c’est l’absence
a priori de conditions nécessaires d’existence. Si nous
pouvons prendre des habitudes, c’est que nous sommes
éduquables et si nous sommes éduquables, c’est que
nous ne sommes pas nécessairement voués à tel ou tel
mode de vie. Le propre de l’habitude, c’est seulement de
porter insensiblement dans l’oubli cette vérité.
Certes, et je vais pouvoir ainsi revenir au plus près
du propos d’Aristote, il faudrait nuancer. Les animaux,
dira-t-on, peuvent eux aussi acquérir des habitudes. La
preuve : leur capacité à être dressés et, pour nombre
d’entre eux, leur aptitude à être domestiqués, à vivre
donc, pour ainsi dire, dans les conditions humaines.
Tout cela est vrai. Mais ce que fit remarquer Aristote
sur ce point, et qu’il peut être opportun de rappeler à
nombre d’éthologues contemporains, c’est que l’être
36
humain, qui ne cesse pas d’être un animal même quand
il est déclaré « animal politique », entretient avec le temps
un rapport tel qu’il est permis de le considérer comme
susceptible d’échapper à cette animalité qui, faute de
pouvoir faire autrement, doit se satisfaire de seulement
vivre. Il s’agit alors, au fond, d’une acceptation radicale
de la vie telle quelle est. L’animal peut et doit vivre dans
n’importe quelle condition, celle qui se présente et qu’il
va considérer, si toutefois la considération appartient à
son type d’être, comme durable, je dirais même comme
absolument durable. C’est précisément de cela que
l’animal politique, en tant que politique, ne veut pas
et, ajouterais-je même, ne peut pas vouloir sans nier
radicalement à son tour son caractère politique. Nous
le savons bien, malheureusement, pour l’avoir vécu à
un haut niveau de généralité dans des circonstances
historiques épouvantables et pour le faire vivre encore à
certains de nos contemporains dans nombre de registres
plus particuliers. Le problème du prisonnier par
exemple, quelles que soient les raisons qui l’ont mené à
cette situation (mon propos n’est pas ici de juger de ces
raisons), est celui-là même : il ne peut s’évader, il doit
s’habituer. Mais il ne se satisfera pas de cette habitude
où manque précisément moins la liberté que, dans ce
manque même, la part politique de la vie. C’est pourquoi
du reste, et je ne dis pas cela pour ruiner toute idée de
peine et de condamnation d’un mal fait, il ne saurait
être de bonne prison. Cette dernière institution est
sans réforme essentielle possible dès lors quelle tient e
Lire la suite
- 145.13 KB
- 15
Vous recherchez le terme ""

94

61
