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[PDF](+78👁️) Télécharger Anne-Marie Gaignard - La revanche des nuls en orthographe - Calmann-Levy (2012) pdf
Une IMMENSE leçon de Madame Gaignard. Trop d’enfants (beaucoup devenus aujourd’hui adultes) vont à l’école avec la peur de l’échec au ventre. Mais : ne pas savoir écrire correctement n’est pas une honte ; chacun peut l’apprendre, il n’y a aucun doute là-dessus ; chacun (même ceux qui ont des difficultés) peut aider ses enfants ; bien écrire peut devenir une fierté et, surtout, un grand plaisir. Un livre extraordinaire, merci Madame ! Achetez son livre. |
Anne-Marie Gaignard
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ORTMO^PMF
Les fautes, c'est
pas votre faute
ANNE-MARIE GAIGNARD
avec GA F.T. T .F. ROLIN
LA REVANCHE
DES NULS
EN ORTHOGRAPHE
calmann-lévy
© Calmann-Lévy, 2012
Couverture
Conception graphique : Nicolas Trautmann
Illustration : © Delphine Perret/Agence Patricia Lucas
ISBN : 978-2-7021-5172-3
DU MÊME AUTEUR
Hugo et les rois Être et Avoir ou comment accorder les participes passés sans se
tromper !, Éditions Le Robert, 2003.
Hugo joue à cache-cache avec les rois ou comment accorder les participes passés
difficiles, Éditions Le Robert, 2004.
Hugo au royaume des sujets dangereux : accorder les verbes avec les sujets, c'est
facile /, Éditions Le Robert, 2004.
Grammaticus, vol. I, Théo et Capucine deviennent virtuoses du cirque Grammaticus,
Éditions Duteil, 2009.
Grammaticus, vol. Il, Théo et Capucine, encore plus forts ! : apprendre la grammaire
en s'amusant /, Éditions Duteil, 2010.
Coaching orthographique : 9 défis pour écrire sans faute, Éditions Duculot, 2010.
Le Larousse me définit comme un son.
Je suis issu du bas latin muttum,
qui signifie « grognement ».
À l'écrit, on me place entre deux blancs.
Qui suis-je ?
Je suis le mot.
Table des matières
Couverture
Page de titre
Page de Copyright
Exergue
Table des matières
Prologue
La grenouille verte
Ma tête-passoire
Première rencontre avec l'orthophonie
Les deals du aaraae à vélo
Les années lycée
Où classer « Aux mille chaussettes » ?
Mes nuits avec le Dictaphone
La goutte d'eau
Les souffrances du jeune Helder (et les miennes)
Pertes et fracas
Debout, sur mes deux pieds
Dans le monde méconnu des Maisons familiales rurales
Catherine et le mur de Berlin
« Je vois des traits, des ronds et des points »
Tout va trop vite
Mettre en confiance
L'orthographe transformée en conte de fées
La naissance de Huao
La consécration
Mes rapports avec l'Éducation nationale
La révolte gronde
L'école dans sa tour d'ivoire
Nos gamins sont sous pression
La honte des adultes
Mots d'enfants... maux de parents
Une famille en ordre de bataille
À chacun son type de mémorisation
En quête de réponses
Parce que les parents ne sont pas instituteurs
L'étiquette du handicap
Une maman face à ses fantômes
La revanche des nuis en orthographe
La métamorphose d'Élodie
Les victoires de Bernadette
Les ricochets de Nicolas
La résilience de Marc
Épilogue
Prologue
Le jour où j'ai reçu mon premier salaire, j'ai voulu me faire plaisir et j'ai foncé dans
les boutiques. J'ai craqué pour un chemisier qui coûtait à l'époque 89 francs. À la
caisse du magasin, j'ai attrapé un stylo au fond de mon sac à main et j'ai rédigé
fièrement mon tout premier chèque. Je l'ai soigneusement détaché du carnet pour le
tendre, comme une dame, au commerçant. J'avais tout juste dix-huit ans, j'essayais
de paraître sûre de moi. En vérifiant mon chèque, l'employé du magasin s'est raidi et
me l'a rendu, d'un air pédant : « Je suis désolé, mademoiselle, mais "neuf" ne
s'orthographie pas de cette manière. » J'avais écrit « quatre-vingt-nœuf ». Comme un
œuf de poule. J'ai perdu d'un coup toute ma contenance. J'étais penaude. Je me suis
excusée et j'ai baissé la tête, cachant mon embarras dans mon sac à main à la
recherche de mon chéquier. La hardiesse que m'avait procurée mon entrée dans la
vie active s'envolait au fur et à mesure que je rédigeais un deuxième chèque sous le
regard méprisant du commerçant. En le lui donnant, je n'ai même pas tenté de
remarque. Je venais d'être prise en flagrant délit de faute d'orthographe. Je ne
pouvais pas faire la maligne. Cet homme m'écrasait d'un savoir que je ne possédais
pas. Tout comme mes institutrices, mes professeurs, mes employeurs. J'ai quitté le
magasin après un au revoir inaudible. Je n'y ai plus jamais remis les pieds. En sortant
de la boutique, j'étais accablée. Je ne voulais même plus porter ce chemisier.
Certains penseront, en me lisant, que ce n'est pas si grave, qu'il ne s'agissait
finalement que d'un o en goguette qui s'était malencontreusement faufilé là où il ne
fallait pas. Que ce vendeur était bien présomptueux de me faire remarquer une telle
erreur, qui n'aurait pas invalidé le chèque. Mais si je prends cette anecdote à cœur,
c'est parce qu'elle reflète le combat que j'ai mené, pendant plus de trente-cinq ans,
contre la langue française. Les mots finissaient toujours, avec moi, par avoir le
dernier mot.
Dans ma tête, la grammaire et l'orthographe étaient dirigées par un chef
d'orchestre maléfique qui envoyait ses sbires me contrôler dès qu'il fallait que
j'écrive. Ce jour-là, dans le magasin, ils étaient partout. Sur l'épaule du commerçant,
dans le regard de cette femme qui passait près de la caisse à ce moment-là, derrière
le baffle de la chaîne hi-fi de la boutique qui crachait les annonces publicitaires de la
radio locale. Ils venaient embrouiller mon esprit quand je cherchais l'orthographe
correcte d'un nom commun ou le bon accord d'un participe passé. Ils riaient de moi
quand j'échouais, et comme j'échouais tout le temps, j'étais à leur merci. Je ne
pouvais que m'incliner.
Cet épisode a eu lieu en 1979. Il y a une éternité, à la vitesse à laquelle vit notre
société. Depuis, l'e-mail a remplacé la lettre, le clavier, le stylo, le correcteur
orthographique, le Bescherelle. On écrit « jtm » pour dire « je t'aime » et « loi » pour
faire comprendre que l'on apprécie l'humour de l'autre. La bonne tenue du français
ne semble plus si importante. Ringarde, presque. Et pourtant, on n'a jamais tant
écrit qu'aujourd'hui, à l'ère du numérique. Je dirais même que contrairement aux
apparences, on ne peut plus échapper à l'écrit. Si l'on utilise de moins en moins la
plume pour s'envoyer des missives, on s'exprime énormément sur internet, via les
réseaux sociaux, notamment. On donne de ses nouvelles et on détaille ses vacances
sur Facebook. On trouve des astuces pour détacher sa robe blanche sur des blogs. On
commente une recette de cuisine ou la dernière réforme gouvernementale sur les
forums. On prévient de son retard par SMS ou par e-mail, via les smartphones. Et ces
textes, bruts la plupart du temps, non filtrés par des correcteurs, déclenchent un
clivage immédiat chez le lecteur. Il y a les écrits sans aucune faute, propres, fluides,
lisses. Et les écrits avec des fautes, sur lesquels la lecture s'effectue en pointillé, où le
cerveau s'arrête sur ce -ent en trop, ce s oublié ou cette ponctuation inexistante. Le
message perd de sa substance, de fait. Et même ceux dont l'orthographe n'est pas
irréprochable sont capables de remarquer que ces écrits ne sont pas corrects. Eh oui,
comme une injustice suprême, il n'y a pas de solidarité entre les bannis de la langue.
Les cancres sont trahis par les membres de leur propre camp, trop heureux de noter :
« Oh, mais il y a une faute, là ! »
Dans le monde du travail, c'est pire encore. Les courriers électroniques ont
remplacé les coups de téléphone, qui permettaient aux risque-tout du bon français
de passer plus facilement entre les mailles du filet et de compenser par une aisance
à l'oral. Les restrictions budgétaires ont fait sauter les postes de dactylo et
d'assistante, qui corrigeaient les fautes. Certes, les logiciels de traitement de texte
possèdent des correcteurs orthographiques. Mais, quel est celui qui est
suffisamment développé pour désamorcer la règle des verbes pronominaux ? Ces
systèmes dépannent, mais ne sont pas la panacée. Ils sont limités et ne garantissent
pas des écrits irréprochables. Cela touche de plus en plus de salariés, quel que soit
leur niveau de responsabilité dans l'entreprise. Je connais des P.-D.G. qui ne savent
pas accorder correctement les participes passés.
Avant de me lancer, je voudrais vous dire que j'ai conçu ce livre comme un
message d'espoir pour les révoltés du français. En pensant d'abord aux enfants qui
souffrent de ne pas s'en sortir en dictée, de buter sur un énoncé ou de récupérer des
rédactions truffées de rouge. Ceux que Ton montre du doigt à chaque rentrée, quand
on évoque les quarante pour cent d'élèves qui sont admis en sixième sans maîtriser
correctement la langue ; qui sont loin d'être des tire-au-flanc et qui pâtiront, peut-
être, d'une mauvaise orientation scolaire parce qu'ils auront eu le malheur de ne pas
être dans les clous de l'apprentissage de la langue, tel qu'il se fait encore à l'école.
J'ai voulu m'adresser aussi à ces enfants devenus grands qui traînent avec eux,
depuis la sortie du système scolaire, leur mauvaise orthographe. Et enfin aux
parents, pour qui la scolarité de leur fils ou de leur fille est devenue une montagne
de problèmes, de doutes et de remises en question là où parfois, celle de leur neveu
ne fournit qu'épanouissement et satisfaction.
Mon parcours a été plutôt chaotique. J'ai été égarée toute petite dans la forêt des
mots. Nulle en français. C'est ce que l'on disait de moi. Je ne retenais pas les règles,
je ne réussissais jamais à rendre un écrit propre. Je ne savais jamais quand le son
« o » s'écrivait -ou ou -ot. Alors, si je devais écrire une « salle d'eau », je
l'orthographiais « saldo ». Je n'avais aucune conscience du mot. En classe, j'étais
malheureuse et j'ai toujours eu l'impression d'être, comme on dit, un peu à côté de
la plaque. Cela a conditionné toute la première partie de ma vie. Je n'ai pas pu
prétendre aux études dont je rêvais. On m'a fréquemment humiliée, prise de haut.
À trente-six ans, je me suis réveillée et j'ai pris ma revanche progressivement. Pour
moi-même, d'abord. J'ai compris, petit à petit, le fonctionnement de la langue. J'ai
déployé pendant une dizaine d'années une énergie de tous les instants pour battre
cet ennemi invisible et vicieux. J'ai su qu'il était à terre le jour où une grande maison
de dictionnaires a accepté de valider mes trouvailles et de les éditer en trois tomes,
dans une collection intitulée « Les secrets de grammaire de la fée Nina 1 ».
J'ai monté dans la foulée un centre de formation continue pour les salariés. Plus
récemment, j'ai créé mon association, Plus jamais zéro, pour aider les particuliers,
adultes et enfants.
Jusqu'à aujourd'hui, j'ai aidé des centaines d'élèves de sept à dix-huit ans, suivi
des étudiants au fil de leurs examens et de leur entrée dans la vie professionnelle. Et
donné des clés, à travers mes formations en entreprise, à des adultes salariés,
bloqués par l'écrit dans l'évolution de leur carrière. Peureux, dépendants du bon
vouloir de leurs collègues, à qui ils demandaient systématiquement une validation
s'ils devaient envoyer un e-mail pour s'assurer de ne pas faire parvenir un message
qui allait déclencher les sarcasmes. Je leur ai permis de décider de la terminaison des
mots autrement qu'au hasard, de faire taire ceux qui se gaussent de l'échec des
autres. Et à chaque fois, le fait de dépasser leur blocage a rejailli sur leur
personnalité de façon significative. Ils se sont redressés, ils ont repris confiance en
eux. Au-delà de la compétence acquise, ils ont compensé une faiblesse et gagné la
partie.
Mais prendre la mesure de cette souffrance silencieuse et si répandue dans la
population française a gonflé ma colère, contre l'école conçue d'abord pour les bons
élèves et qui martèle aux mauvais qu'ils sont les seuls responsables de leur naufrage.
Le système scolaire refuse de se regarder dans un miroir et de s'attaquer une bonne
fois pour toutes à ses défauts. Il entraîne les parents dans une spirale paramédicale,
les amenant d'orthophonistes en orthophonistes, sans que cela n'aide réellement
l'enfant à s'en sortir face à sa phrase.
J'ai dépassé mon blocage et transmis mes solutions aux autres. Aujourd'hui, la
galère est derrière moi, j'ai trouvé ma place dans cette société, mais je ne suis pas
apaisée pour autant. Mon combat continue. Si ma rage est intacte, c'est parce qu'elle
se reflète dans le parcours de tous ceux qui viennent frapper à ma porte. C'est pour
eux avant tout, et pour tous ceux qui s'y reconnaîtront, que ce livre existe.
1- Anne-Marie Gaignard, Hugo et les rois, Être et Avoir, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2003; Hugo joue à cache-cache
avec les rois et Hugo au royaume des sujets dangereux, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2004.
La grenouille verte
Les nuits précédant les dictées, je ne fermais pas l'œil. J'étais persuadée que
j'allais encore échouer. Condamnée à rendre un mauvais devoir, je savais déjà que
quelques jours plus tard, on me tendrait une copie notée sous la barre du zéro,
truffée de rouge et de points d'interrogation. De la primaire au lycée, en dictée, je
n'ai jamais dérogé à cette règle. Alors je me tournais et me retournais dans mon lit
pour chasser cette image de ma tête. Je n'en parlais à personne à la maison : ni mes
parents, ni ma sœur n'étaient au courant de l'ampleur de mon mal-être.
Pour ne pas aller à l'école, j'ai inventé, très jeune, toutes sortes de stratagèmes.
J'avais pris l'habitude de mettre le thermomètre sur la lampe de chevet pour faire
grimper le mercure. Quand ma mère venait dans ma chambre le matin pour me sortir
du lit, je lui tendais le thermomètre brûlant. Il montait souvent au-delà de 39 °C. Je
lui faisais croire que j'avais de la fièvre et qu'il fallait que je reste au chaud. Jusqu'au
jour où le thermomètre a explosé, projetant le mercure dans ma chambre. Ce jour-là,
j'ai eu plus peur de la réaction de ma mère que de la dangerosité du produit toxique
ainsi éparpillé.
J'étais élève dans un collège privé catholique. La religieuse qui nous enseignait le
français tirait toujours ses dictées du même bouquin. Quand je le voyais sur le coin
de la table, je me disais : « Oh non, c'est reparti. » C'était un gros livre de
bibliothèque, recouvert de papier kraft marron, sur lequel elle avait écrit en capitales
et au feutre noir : DICTÉES. Elle le tenait comme une Bible et ses textes faisaient
toujours référence au général de Gaulle. Avec mes copines, nous avions décrété
qu'elle était amoureuse de lui. Nous nous vengions de son autorité en lui imaginant
des amourettes parfaitement déplacées, en la transformant en soupirante du
général, elle qui avait donné son cœur à Dieu. Quelle bande de blasphématrices nous
faisions là. Nous n'avons jamais su si nous avions raison...
Ce qui est sûr, en revanche, c'est que le général n'a jamais sauvé mon
orthographe ! Mes notes étaient catastrophiques : -40, -50... Ma pire note fut un -85.
Devant, la religieuse avait ajouté un triple zéro, pour souligner avec sadisme ma
médiocrité. Dans cette dictée, j'avais écrit : « Le générale Degole à sové la France. De
puis langlètère, il a lencé un apelle au français ; Nous somme le dizhuit juin 1945. »
Ce jour-là, en plus de ma note déplorable, j'ai récolté une colle. Puisque je ne
comprenais rien, on m'avait punie en m'obligeant à venir apprendre, quatre samedis
matin consécutifs, les départements français et leurs chefs-lieux.
Je ne parvenais pas à me représenter cette note. -85. À combien de fautes cela
correspondait-il ? Cent cinq, en partant du principe que chaque erreur comptait pour
un point ? Ou certaines erreurs entraînaient-elles de fait la perte de plusieurs points
d'un coup ? Je n'en savais rien. À -85, on n'explique plus, on constate. Que dire à une
élève qui rend une telle copie ? Comment étayer une note pareille ? Dans un soupir,
la religieuse me rendait mes copies du bout des doigts, comme si mon ignorance
crasse était contagieuse. Moi, j'étais immunisée. À force de gamelles dans les
tréfonds des relevés de notes, j'avais fini par me blinder. Je ne cherchais plus
d'explications. C'est, du moins, ce que je laissais paraître.
Mes toutes premières recherches sur la grammaire et l'orthographe sont parties
d'un constat : je ne me revois pas apprendre à lire. On devrait pourtant être marqué
par cette période de la vie, censée nous faire grandir. Chez moi, rien parmi les
souvenirs flous de ma petite enfance. J'ai bien des images de jeux avec ma grande
sœur et mes cousines, dont j'étais le petit souffre-douleur consentant. Elles me
faisaient participer à de grandes aventures et testaient sur moi des recettes de craie
mélangée à de la toile d'araignée, que je devais ensuite manger. Quelques menus
supplices d'une enfance insouciante, en somme. Je me souviens aussi de cette 404
bleue, achetée par mon père en mai 1968, mais qui ne pouvait rouler faute
d'essence. Alors je m'installais au volant et je partais en voyage. Quant au bruit de la
machine à coudre de ma mère, brodeuse à domicile, il résonne toujours à mes
oreilles.
J'ai été profondément aimée et je le suis encore. C'est bien mon passage à l'école
qui a fait des dégâts. Dans l'obscurité de ma chambre, je réfléchissais à des solutions
pour échapper à mon destin de cancre. Un soir, j'avais fini par conclure que j'aurais
été plus heureuse si j'avais été aveugle. Oui, j'enviais ceux qui ne voyaient pas et qui,
du coup, n'étaient pas obligés d'apprendre à lire et à écrire. Évidemment, à l'époque,
j'ignorais tout de l'existence du braille. Je ne prenais en compte qu'un critère : si
j'avais été aveugle, on m'aurait épargné dictées, listes de mots à apprendre et
conjugaisons.
Ma tête-passoire
À six ans, on m'a cataloguée. Mon institutrice, qui était de surcroît une cousine de
mon père, a convoqué ma mère, un soir après la classe. J'étais en CP. Elle était très
remontée et ma mère ne savait plus où se mettre. Moi, j'étais plaquée le long du
mur, entre des dessins d'enfants, des cartes de géographie et des reproductions des
châteaux de la Loire. Sur le mur qui me faisait face, les auxiliaires être et avoir me
narguaient. Conjugués à tous les temps, ils trônaient sur une grande toile tendue,
pour que les ignorantes comme moi les gravent une fois pour toutes dans leurs têtes
de linotte. C'est là, de cet observatoire inconfortable, que j'ai reçu, comme une gifle,
ces quelques mots qui allaient marquer le reste de ma scolarité. Mon institutrice
s'apprêtait, sous le regard affolé de ma mère, à me faire entrer dans le cercle des
nuis, des pestiférés de la réussite.
« Si elle continue comme ça, elle ne fera rien de sa vie. Plus tard, Anne-Marie ne
sera même pas capable de balayer les couloirs d'un hôpital ! »
C'est ce « même pas » qui m'a fait le plus mal. Si je n'étais pas même capable de
tenir un balai et de ramasser correctement la saleté, qu'allais-je bien pouvoir faire de
ma vie ? J'avais six ans et on me refusait déjà le bas de l'échelle. En revanche, je n'ai
jamais compris pourquoi elle avait choisi le service d'entretien de l'hôpital. Est-ce à
dire que j'avais peut-être une chance dans un supermarché ou dans la rue ?
Tandis que j'encaissais en silence, la maîtraisse tira une dernière cartouche de fiel
pour m'achever.
« Elle ne retient rien ! C'est bien simple, elle a la tête comme une passoire ! »
Je me suis vue avec une tête pleine de trous. Je n'étais donc qu'un égouttoir,
comme celui que mes parents utilisaient pour les pâtes. C'est ce jour-là que tout a
commencé. J'ai eu la sensation, à ce moment précis, que l'école et ses armes le plus
acérées, la lecture et l'écriture, venaient de me prendre en otage. Que j'étais
condamnée à être mauvaise, à subir des dizaines d'autres convocations comme celle-
ci et que toutes mes promesses d'amélioration resteraient lettre morte. Tiens, en
voilà une expression qui me convenait : si la lettre était morte, cela signifiait que je
n'avais plus à m'en occuper, ni à la lire, ni à la recopier. C'était déjà ça de gagné. Ah,
si seulement toutes les lettres de l'alphabet avaient pu mourir l'année de mes six
ans !
Le développement de mes compétences n'était donc pas aussi rapide que celui de
mes camarades du même âge. Je n'étais pas « normale ». À l'école primaire, je
n'avais pas beaucoup d'amis. J'étais le vilain petit canard. Pour ne rien arranger,
j'étais terrorisée par l'un de mes camarades, qui était handicapé et avait de graves
problèmes de comportement. Il passait son temps à me mordre, à me pister et à
m'enfermer dans les toilettes. Depuis, j'ai une trouille bleue du handicap mental et
je panique encore quand une serrure ne veut pas fonctionner normalement. Je ne
comprenais pas pourquoi je faisais l'objet d'attaques répétées de sa part. Pourquoi
m'avait-il choisie ? Les récréations étaient des moments sans joie ni répit. Sans
compter toutes celles que j'ai passées à effectuer des punitions. Le plus souvent, je
devais tirer des traits avec une règle sur des feuilles blanches parce que l'institutrice
avait décrété que je ne savais pas tracer des lignes droites. Si l'on part du principe
que les apprentissages sont possibles à partir du moment où l'élève est disponible,
ce contexte particulier de ma petite enfance n'a pas dû arranger mes affaires : j'étais
terrifiée.
Peu après mon entrée à l'école primaire, ma famille a dû quitter notre petit village
du Maine-et-Loire et se déplacer douze kilomètres plus loin pour le travail de mon
père. J'ai rejoint la classe de CEI de la ville avec ma tête-passoire. Il fallait que je me
fasse de nouveaux amis, mais à sept ans, j'étais très méfiante. Compte tenu de mon
déplorable CP, j'avais du mal à accorder ma confiance aux autres. Je me sentais
vulnérable et je n'étais finalement pas très sûre de vouloir grandir. En fait, je voulais
qu'on me laisse tranquille. J'avais peut-être des notes minables, mais les enseignants
n'avaient pas à se plaindre de mon comportement. Je n'étais pas une élève qui
posait des problèmes de discipline, puisqu'en classe, je ne bronchais pas. Je ne
voulais surtout pas qu'on s'intéresse à moi, alors je m'installais dans le fond ou me
cachais dans le dos de celui qui se trouvait devant moi.
Il fallait que je trouve un moyen pour qu'on me dispense à tout jamais d'école.
Pour cela, j'ai essayé un jour de me faire enfermer chez les soeurs carmélites. J'avais
huit ans. Nous étions en visite scolaire au Carmel, le couvent dans lequel vivent ces
religieuses qui vouent leur existence à Dieu et à la contemplation. Cet endroit me
fascinait. Et j'adorais ce mot « carmélite », parce qu'il me faisait penser à
« caramel ». Au cours de la visite, nous avons pu nous entretenir avec l'une des
soeurs, qui nous répondait à travers une grille depuis l'intérieur du parloir. Dans le
Carmel, seules deux d'entre elles étaient autorisées à avoir un rapport avec
l'extérieur. Celle qui partait au marché chaque samedi sur son Solex. Et celle qui
recevait les gens dans ce parloir. Quand mon tour est venu, je lui ai demandé, tout
de go : « Comment avez-vous fait pour entrer ici ?
- Oh, c'est très simple, ma petite fille. Dieu m'a appelée une nuit et j'ai su que ma
vie était ici.
- C'est ça qu'il me faut, m'étais-je aussitôt exclamée tout bas. Si je fais ça, on me
fichera la paix. »
Dans ma tête, les choses étaient très simples : soit on me trouvait une école où
j'allais être enfin heureuse et visiblement, ce n'était pas demain la veille, soit je
m'arrangeais pour ne plus avoir à y aller du tout.
En quelques secondes, j'avais élaboré un plan infaillible. Je me disais que puisqu'il
fallait bien apprendre à lire et à écrire, je le ferais ici, avec les carmélites. Mais plus
tard. Avant cela, je deviendrais moi aussi religieuse et j'effectuerais de nombreuses
petites tâches qui régleraient ma journée et serviraient au bon fonctionnement du
couvent : éplucher des pommes de terre pour le repas, nettoyer les cellules... Cela
me convenait parfaitement. Et puis, une fois qu'une fille entre au Carmel, elle ne
peut plus en sortir. C'était parfait. On n'allait quand même pas me sortir de force
d'un couvent. J'aurais hurlé. Et cela ne se faisait pas de déranger ainsi la paix des
religieuses !
Au moment où la classe se rassemblait pour repartir, je me suis cachée dans un
recoin. C'était facile, il était bourré de renfoncements mal éclairés, ce couvent. Et
j'étais menue, alors je me suis collée au mur pour qu'on ne me voie pas. Je ne
voulais pas qu'on me trouve. Je me persuadais que les soeurs allaient bien finir par
tomber sur moi quand le groupe serait parti, qu'elles allaient me donner à manger et
me garder. Je me disais : « Ce sont des religieuses, des appelées, elles sont bien au-
delà de la trivialité de la loi qui dit que l'école est obligatoire jusqu'à seize ans. »
J'ai entendu l'institutrice appeler mon prénom, j'ai retenu mon souffle.
Malheureusement, elle a fini par me sortir de ma cachette et j'ai bien dû le quitter,
ce couvent idéalisé. Mon plan si parfait avait échoué, il me fallait en trouver un
autre. Oh, mais j'avais l'habitude ! Dès qu'un plan anti-école ne marchait pas, je me
mettais immédiatement à en fomenter un autre. Ce jour-là, je me suis dit que
puisqu'il en était ainsi, je creuserais dès que possible un trou dans le jardin de mes
parents, je m'y cacherais et j'utiliserais, pour respirer, le tuyau d'arrosage de mon
père. Quand je repense à cette anecdote, je comprends bien que cette réflexion était
insensée, mais, à l'époque, cela me donnait l'impression que je pouvais m'en sortir
seule.
Au cours de ma primaire, j'ai été portée par une tonne de projets utopiques qui
me faisaient tenir. Mon mal-être n'était pas de ceux qui me donnaient envie de
disparaître. Non, je ne souhaitais pas mourir, pour dire les choses sans détour. Je
voulais juste qu'on me fiche la paix. Puisque le coup du Carmel n'avait pas
fonctionné, j'ai songé un moment à vivre dans un train, parce qu'un train, ça bouge
tout le temps. Ainsi baladée de gare en gare, je n'aurais pas eu le temps de
m'inscrire au groupe scolaire du coin. J'aurais voyagé, vu du pays. Dans ces moments-
là, je ne pensais jamais que j'allais être seule, loin des gens que j'aimais et qui
allaient me manquer. Non, je voyais seulement que je serais loin du moindre
instituteur.
Pour dissimuler mes mauvaises notes ou échapper aux contrôles, j'ai commencé à
mentir. Je disais à ma mère que tout allait bien et je signais à la place de mes
parents. Je n'avais qu'un objectif : cacher mes résultats. Il m'arrivait aussi de rédiger
des mots à leur place, cousus de fautes, évidemment, et naïvement incohérents.
C'est l'institutrice de CE2 qui a compris la première. Je lui avais donné un mot dans
lequel je lui expliquais, en imitant l'écriture et la signature de ma mère, que j'allais
être absente quinze jours plus tard pour cause de « sépulture de ma grand-mère
(sic) ». Je savais deux semaines à l'avance que j'allais enterrer mon aïeule ! Je ne
doutais de rien et je ne respectais rien. Surtout quand on sait que mes deux grands-
mères étaient mortes avant ma naissance.
La maîtresse a convoqué mes parents et leur a montré le mot. J'ai senti que j'avais
dépassé les bornes, que je les avais trahis. Mon père l'a très mal pris, alors que
traditionnellement, c'était ma mère qui piquait les crises. Il m'a regardée, il était à la
fois déçu et exaspéré. Il s'est mis à crier en me répétant en boucle : « Mais, pourquoi
tu as fait ça ? Pourquoi ? » Je restai prostrée dans mon coin. Je n'avais rien à dire
pour ma défense, parce que j'étais persuadée que personne ne pouvait me
comprendre.
Je les avais déçus. Il fallait donc que je me rattrape. Alors, pendant les heures de
travaux manuels, j'ai réalisé pour la fête des Mères un pense-bête en forme de
grenouille : une grosse pince à linge glissée dans son ventre bourré de mousse
permettait d'accrocher des documents. À l'époque, je ne savais pas que cette
grenouille allait hanter ma vie d'enfant. Je l'ai offerte en cadeau à ma mère. J'aurais
vraiment dû m'abstenir, ce jour-là.
La grenouille en question s'est retrouvée suspendue au porte-clés, dans la cuisine,
juste au-dessus de l'endroit où nous prenions les repas du midi. Quand mon bulletin
de notes arrivait, toujours à la veille des périodes de vacances scolaires, ma mère
n'ouvrait pas l'enveloppe. Elle me disait : « Je sais ce qu'il y a à l'intérieur et je n'ai
pas envie de relire encore et toujours les mêmes choses. Je ne veux pas que les
vacances soient gâchées ! » Donc, elle accrochait le bulletin à la grenouille, avec les
factures à payer. Pendant toutes les vacances, j'avais une boule d'angoisse dès que je
franchissais la porte de la cuisine. Elle n'ouvrait l'enveloppe qu'à la fin des congés et
je repartais à l'école avec cette même sensation de nullité. J'avais l'impression à
chaque rentrée que l'enfer recommençait. Et la meilleure des méthodes Coué
n'aurait pas réussi à me convaincre que j'allais enfin sortir la tête de l'eau. Je ne me
sentais jamais à la hauteur. D'ailleurs, comment l'aurais-je pu puisque j'étais
toujours en dessous de la moyenne ?
Alors les jeudis, j'étais abreuvée d'exercices créés de toutes pièces par ma mère.
Les devoirs à la maison étaient, là encore, une vraie torture. « Papa a planté cinq
rangs de radis dans le jardin. Il y a dix radis par rang. Combien y a-t-il de radis en
tout ? » J'y passais l'après-midi et quand ce n'étaient pas les radis, c'étaient les
salades. Depuis, j'ai d'ailleurs beaucoup de mal à en manger. J'étais incapable de
raisonner, bloquée et coincée pendant des heures. Ma mère insistait, elle ne savait
pas, ne se doutait même pas que ma souffrance allait en augmentant. Elle faisait cela
pour mon bien.
Première rencontre avec l'orthophonie
L'année de mes neuf ans, une institutrice a conseillé à mes parents de m'amener
chez l'orthophoniste. Pour elle, c'était évident, j'avais tous les symptômes de la
dyslexie. C'étaient les débuts de la profession, on consultait moins facilement
qu'aujourd'hui ce type de spécialistes, qui étaient réservés aux cas lourds. Ma mère
me déposait devant le cabinet et en attendant mon tour, seule, j'avais tout le loisir
de penser à mon triste sort. Dans la salle d'attente, je me retrouvais une nouvelle
fois avec des enfants handicapés, et j'ai fini par me persuader que j'étais comme eux.
Dans ce bureau qui sentait bon la cire, j'ai beaucoup dessiné. L'orthophoniste, une
jolie brunette avec un grain de beauté qui m'intriguait, très gentille, a dit un jour à
ma mère : « Tant mieux si elle se fait punir à l'école, cela veut dire qu'elle s'affirme. »
Bizarrement, je me rappelle assez peu du contenu de ces rendez-vous et des
exercices qu'elle me demandait de faire. Après mon passage chez elle, j'étais soi-
disant moins renfermée en classe. C'était loin d'être suffisant, mais c'était déjà ça. À
l'époque, on ne changeait pas d'orthophoniste si on estimait qu'il ne faisait pas
l'affaire. On y allait quelques mois et on voyait. Cette orthophoniste m'a peut-être
sortie de ma torpeur, mais elle n'a pas réglé mon problème d'écriture et de lecture,
puisque je n'étais pas dyslexique. Il fallait encore que je patiente près de trente ans
pour le comprendre.
La dyslexie est un ensemble de difficultés durables d'apprentissage fondamental
de la lecture et de l'orthographe, chez un enfant ou un adulte qui possède un niveau
intellectuel normal, sans retard avéré, sans troubles sensoriels ou auditifs détectés,
ni problèmes psychologiques primaires, comme des troubles du comportement, par
exemple. Il évolue dans un environnement affectif, social et culturel normal, et il
n'est pas scolarisé dans un établissement spécialisé.
La dyslexie est définie par un niveau de lecture très inférieur à la moyenne pour la
norme d'âge de l'enfant - c'est-à-dire ce qu'il devrait être capable de lire en fonction
de son âge - et des difficultés scolaires liées à ce déficit. Elle a été reconnue comme
un trouble du développement des acquisitions scolaires en 1991 par l'Organisation
mondiale de la santé. La Fédération française des Dys, qui regroupe les associations
spécialisées dans le domaine des troubles spécifiques du langage et des
apprentissages, estime qu'en France, quatre à cinq pour cent des élèves d'une classe
d'âge sont dyslexiques. Deux garçons pour une fille sont touchés.
Qu'est-ce qui fait qu'un enfant naît dyslexique ? Des facteurs pathologiques sont à
prendre en compte : la prématurité est reconnue comme une cause. Idem pour la
dysmaturité, le fait de naître après le terme, ou les souffrances néonatales. Quand
un bébé est mis au monde aux forceps, l'obstétricien peut, involontairement,
toucher la zone des apprentissages et les endommager.
La dyslexie a-t-elle des origines génétiques ? Il est fréquent qu'au moment de la
découverte d'une dyslexie chez son enfant, le père révèle qu'il a vécu le même type
de troubles d'apprentissage dans son enfance. Les recherches pour mettre en avant
le rôle de l'hérédité sont toujours en cours.
La dyslexie touche l'équipement neurocognitif de l'être humain. Confronté à un
exercice, l'enfant ira chercher dans son cerveau les informations au mauvais endroit,
et il perdra un temps fou pour mener à bien ce qu'on lui demande. Mais soyons
clairs, cela n'a aucune incidence sur l'intelligence. Un élève dyslexique peut être
brillant, il peut même être excellent dans d'autres matières que le français.
Cependant, ses troubles sont durables. Ce n'est pas un simple retard. Est dyslexique
un enfant qui ne fait pas de progrès tout seul. Parfois, les enseignants disent aux
parents : « Oh, mais ne vous inquiétez pas, il va avoir le déclic ! » Non, si c'est un vrai
dyslexique, il n'aura pas de déclic.
Sa concentration et sa mémoire sont également affectées. Tout comme ses repères
spatio-temporels, sa logique et sa capacité à organiser de manière ordonnée des
informations. Enfin, un enfant dyslexique rencontre des difficultés avec
l'abstraction : il est impossible pour lui de se fabriquer une image mentale pour se
représenter une situation. Il peine à visualiser un problème de géométrie dans
l'espace, par exemple, ou à calculer mentalement des opérations.
Les recherches sur les causes de la dyslexie sont toujours en cours. On sait que le
cerveau d'un enfant dyslexique présente des dysfonctionnements spécifiques des
circuits de réflexion, d'intégration et de traitement des informations, notamment
concernant le réseau de la lecture, qui permet le déchiffrage et la compréhension.
Chez les dyslexiques, ce sont les mécanismes fondamentaux du cerveau qui sont
atteints dans leur structure. Des facteurs linguistiques ou socioculturels - une
maison dans laquelle il n'y a aucun livre, des parents qui ne parlent pas la langue... -
vont venir aggraver cette situation, mais ils n'expliquent pas à eux seuls une dyslexie.
Ces troubles vont se révéler plus précisément entre le CP et le CEI. Contrairement
à ce que tout le monde pense, il n'y a pas de fautes types du dyslexique : un enfant
qui inverse les syllabes et les lettres n'est pas forcément dyslexique. Il peut écrire -or
pour -ro, -cri pour -cir, mais ce n'est pas systématique.
Dans le déchiffrage d'un texte, l'enfant atteint va être amené à faire des
confusions auditives ou phonétiques : s au lieu de ch, u au lieu de ou, f au lieu de v...
Il peut aussi rajouter des lettres dans le mot : dans ses phrases, « odeur » devient
« ordeur », « paquet » devient « parquet ». On constate également des erreurs dites
de « contamination ». Il va entendre « dorure » et écrire « rorue » en étant persuadé
d'avoir écrit « dorure ». Il va entendre « chambre » et écrire « banche ».
Confronté à la lecture, un enfant dyslexique va lire lentement, de façon hésitante,
saccadée, avec un débit syllabique. Sans compter qu'il ignorera totalement la
ponctuation. Il sera incapable d'envoyer ses yeux au bout de la phrase pour anticiper
le fait qu'il faudra faire une pause. Il ne retirera au mieux qu'un sens partiel de ce
qu'il aura déchiffré. La plupart du temps, le message véhiculé par un texte lui
échappera.
De plus, il existe des mots qui, chez le dyslexique, n'auront aucune représentation
mentale. Dans le texte ci-dessous, tous les mots soulignés sont ceux auxquels un
dyslexique ne peut pas associer d'image :
« Un jour, je t'accompagnerai et on fera des milliers de kilomètres ensemble. »
Lorsque Galhsan disait ça à son père, Ryham lui ébouriffait les cheveux en riant :
« Camionneur, c'est pas pour les filles ! Tu sais, je passe souvent dans des régions
dangereuses, avec des rebelles, /ai toujours une arme à côté de moi, au cas où. »
Mais tout ce qu'il pouvait dire lui donnait encore plus envie d'y aller. Un matin, elle
en était sûre, elle se cacherait dans le camion, et lorsqu'il la découvrirait, il serait
trop tard pour faire demi-tour 2 .
À la lecture de ce texte, le lecteur en difficulté élimine tous les mots que j'appelle
les « mots blancs » et ne retire de la lecture que ce résultat :
jour, accompagnerai fera milliers kilomètres
Galhsan disait père Ryham ébouriffait cheveux riant :
Camionneur, filles ! sais, passe régions dangereuses, rebelles, ai arme côté
pouvait dire donnait envie aller matin, était sûre cacherait camion, et découvrirait,
serait faire demi-tour.
Le diagnostic de dyslexie doit être établi au moyen d'un bilan pluridisciplinaire.
Pour un jugement fiable, il faudrait prendre contact avec le centre des troubles du
langage et des apprentissages du CHU régional. À l'issue du bilan, les spécialistes
identifient les mécanismes de compensation, notamment dans le cadre scolaire -
privilégier l'oral, par exemple - qui seront efficaces pour surmonter le trouble.
Mais en France, la dyslexie est devenue une étiquette que l'on colle
systématiquement sur l'élève récalcitrant ou que les enseignants ne parviennent pas
à faire progresser. Avec cette « mode » de la dyslexie, on appose une étiquette
médicale sur un problème pédagogique. La plupart du temps, faute d'information,
les parents ne se rendent pas au centre référent du langage du centre hospitalier,
mais se contentent de consulter un orthophoniste, pensant qu'il est l'auxiliaire
médical adéquat pour résoudre les difficultés d'apprentissage de leur progéniture. Ils
ne disposent pas de bilan complet qui ferait état d'un réel trouble existant, mais
entament un parcours du combattant, de spécialiste en spécialiste, pour tenter de
trouver une explication pathologique à l'échec scolaire de leur enfant. Mais la
plupart du temps, ils se fourvoient. Quarante pour cent des enfants qui entrent en
sixième ont des difficultés avec la lecture et l'écriture, arrêtons de croire qu'ils sont
tous dyslexiques ! Une orthophoniste à la retraite m'a avoué n'avoir rencontré
qu'une dizaine de vrais dyslexiques au cours de sa carrière. Tous les autres avaient
simplement mal assimilé leurs apprentissages fondamentaux.
Une dyslexie est toujours associée à une dysorthographie. Un enfant dyslexique
sera forcément dysorthographique sévère. Qu'est-ce que la dysorthographie ? Sa
définition est en tout point la même que celle de la dyslexie. C'est également un
trouble dynamique de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Mais il existe
deux sortes de dysorthographie : celle que je viens de décrire, qui est la conséquence
de la dyslexie, et une autre, uniquement provoquée par des ratages d'apprentissage.
Cela explique l'amalgame que tout le monde fait : parents, enseignants et même
médecins. Votre enfant a des difficultés pour lire et écrire ? Alors, il est dyslexique !
Non, pas forcément ! Les conséquences de la dysorthographie sont les mêmes que
celles de la dyslexie : l'enfant fait des erreurs quand il recopie, des économies de
syllabes, des fautes de conjugaison et de grammaire.
En lecture, les enfants atteints d'une dyslexie-dysorthographie présentent des
difficultés à élaborer une image visuelle des mots. Ils les décomposent tous, ce qui
entraîne une lecture lente et laborieuse. En orthographe, la production écrite se
caractérise principalement par le fait qu'ils écrivent les mots comme ils se
prononcent. Les enfants transposent phonétiquement ce qu'ils entendent. L'écriture,
à la dictée, de mots complexes et irréguliers est donc particulièrement perturbée :
« Il a mancher des l'égumes puis il senala. » (« Il a mangé des légumes puis il s'en
alla. »)
« La chouette avait vait un l'on voillage. » (« La chouette avait fait un long
voyage. »)
Ces deux phrases pourraient tout aussi bien avoir été écrites par un dyslexique
que par un dysorthographique que j'appellerais « pur », c'est-à-dire qui a raté ses
apprentissages de la langue.
Mais les causes sont différentes. Un dysorthographique « pur » ne présente aucun
dysfonctionnement cérébral. Cela est fondamental, car les deux pathologies ne se
traiteront pas de la même façon. La dysorthographie se répare beaucoup plus
rapidement que la dyslexie.
Les orthophonistes interviennent la plupart du temps au moment où l'enfant
commence à lire et à écrire. Les signes n'ont pas été vérifiés chez le petit patient (à
l'aide, au minimum, d'un passage chez le psychomotricien) qu'ils affirment parfois
déjà qu'il est dyslexique. Or, l'enfant peut simplement être dysorthographique. Mais
pour deux raisons : soit parce que c'est la conséquence de la dyslexie, soit
simplement parce que la méthode d'apprentissage de la lecture et de l'écriture qu'il
a suivie n'a pas convenu à l'enfant. En résumé, sauf à faire un bilan complet, ni les
parents, ni l'enseignant, ni même l'orthophoniste ne peuvent affirmer quoi que ce
soit.
J'aurais tant aimé qu'on m'enlève mon étiquette de dyslexique bien avant l'âge de
trente-six ans. Pendant toute ma primaire, je n'ai rêvé que d'une chose : que
quelqu'un crée une nouvelle école où je pourrais aller sans la boule au ventre. Le
matin, avant de partir, je ne mangeais pas. Rien ne passait. Une grande partie de ma
vie, j'ai été incapable de prendre un petit déjeuner. Non seulement le rythme et les
horaires ne me convenaient pas, mais surtout je détestais le fait d'être enfermée
dans une cour, sans pouvoir en sortir. Et d'avoir à supporter toute la sainte journée
et toute l'année scolaire, la tête de l'instit. J'aurais voulu une école sans jugement.
Où les élèves travailleraient pour eux et pas pour des notes, ou pour faire plaisir à
leurs parents ou à leur enseignant. Mais mon rêve n'a jamais été exaucé.
À l'occasion de ma communion, on m'avait offert La Case de l'oncle Tom. C'était le
cadeau d'un voisin qui m'emmenait à l'école chaque matin. Tous les jours, il me
demandait où j'en étais dans ma lecture. Évidemment, je n'avais aucune envie de lire
ce livre. Trop gros, trop lourd, trop de mots à déchiffrer. J'ai fini par lui dire que cela
me plaisait beaucoup et je lui ai inventé une histoire à dormir debout. Assise à
l'arrière de la voiture qui me conduisait à l'école, je lui ai raconté que Tom était un
petit garçon qui vivait en Afrique, qu'il était très malheureux à l'école et qu'il s'était
enfui. Il a compris que je ne l'avais pas lu et ne m'en a plus jamais reparlé.
J'avais trente-six ans quand j'ai achevé la lecture de mon tout premier roman. Il
s'agissait du Zèbre, d'Alexandre Jardin. Quand je me suis rendu compte qu'on
pouvait lire un livre comme on regarde un film, je les ai dévorés. Ma fille m'a confié
que quand elle se remémorait son adolescence, l'image qui lui revenait le plus
souvent de moi, c'était un bouquin à la main, et d'autres en chantier, empilés à côté.
C'est toujours vrai aujourd'hui. Et pourtant, cela a été laborieux pour que je puisse
en arriver là. Je crois que le jour où je lirai La Case de l'Oncle Tom, cela marquera la
fin définitive de mes histoires avec les mots. Il sera temps de tourner la page.
Les deals du garage à vélo
.l'étais d'une extrême timidité. On n'entendait jamais le son de ma voix. Jusqu'à la
classe de sixième, j'étais absente, je ne levais jamais la main sauf pendant les
exercices de champ lexical. Là, je me régalais. J'adorais chercher les mots d'une
même famille. Beau, embellir, beauté, embellissement... J'avais des tonnes de
réponses et je trépignais sur ma chaise, le doigt levé, pour les donner à la maîtresse.
C'étaient les rares exercices où l'on ne me demandait pas d'écrire. J'étais
particulièrement à l'aise à l'oral. C'est le collège qui m'a permis de développer cette
aptitude. Grâce aux langues étrangères, à l'espagnol, notamment.
En sixième, j'ai aussi gagné en autonomie. J'allais au collège à vélo, alors qu'avant,
ma mère m'emmenait en voiture. Changer d'enseignant toutes les heures m'a fait du
bien. Je pouvais être détestée par la prof de maths et adorée par le prof d'histoire-
géographie.
Mais j'avais beau me sentir un peu plus à ma place, je n'étais pas devenue une
élève modèle pour autant. Les devoirs surveillés et les devoirs à la maison me
donnaient toujours autant de fil à retordre. Alors, j'avais mis en place des deals avec
mes copines. Le midi, je rentrais manger chez moi en un quart d'heure et je repartais
sur mon vélo dans l'autre sens. Comme j'étais douée pour les exercices d'invention
en français, aussitôt après le repas, on se réunissait entre filles dans le garage à vélo
du collège. Je disais à mon groupe de copines ce qu'il fallait écrire et elles le notaient
consciencieusement. Elles faisaient la queue pour écouter mes réponses. Il faut dire
que je pouvais faire quatre ou cinq devoirs à la volée, à l'oral, et en échange, elles
me faisaient mes exercices de maths. C'est à partir de cette période-là que j'ai
commencé à me sentir un peu plus à l'aise à l'école. Plus que d'y avoir réellement
trouvé ma place, j'étais en train de l'inventer. C'est aussi dans ce garage à vélo que
j'ai fumé ma première cigarette. Cela faisait partie du rituel.
À la maison, c'était ma sœur qui faisait office de petite main pour les devoirs à
rendre. Elle a quatre ans de plus que moi et elle était brillante en classe.
Contrairement à moi, mes parents n'ont jamais eu à se plaindre d'elle. Lorsqu'elle
me voyait bloquer devant un exercice qui lui semblait simplissime, elle s'arrachait les
cheveux et moi je culpabilisais. Pour la remercier, je fumais avec elle. Elle avait seize
ans, j'en avais douze. Si ma mère nous avait surprises, on se serait fait disputer
toutes les deux. Mais si moi j'avais été découverte une cigarette aux lèvres, j'aurais
été deux fois plus punie parce que j'avais douze ans. Et le vice de ma sœur aurait été
minimisé. On aurait dit : « Après tout, c'est de son âge... alors qu'Anne-Marie !
Décidément, elle nous fait bien des misères, cette petite. » C'était donnant-donnant,
j'avais pris le risque d'aggraver encore mon cas. Heureusement, nous n'avons jamais
été attrapées.
Je sais aujourd'hui que ma sœur aînée a souffert elle aussi des arrivées de mes
bulletins, parce que l'ambiance générale à la maison en pâtissait. Ses résultats
étaient occultés par mes difficultés. Je prenais toute la place.
« Ah, voilà le bulletin de ta sœur, ce n'est même pas la peine de l'ouvrir, je sais
qu'il n'y aura que des félicitations... » me disait ma mère quand il arrivait au courrier.
J'aurais donc eu de quoi nourrir de la jalousie et pourtant, cela ne fut jamais le cas.
Je me disais simplement qu'elle avait de la chance. Et que moi, on avait dû oublier
de m'en distribuer un peu à la naissance.
Quand mes bulletins arrivaient, ma mère ne parlait pas, elle se terrait dans le fond
de la cuisine en laissant échapper des « Mais, qu'est-ce qu'on va en faire ? » en
direction de mon père. Je me taisais quand je surprenais ces morceaux de
conversations. Qu'aurais-je pu répliquer à cela ? Moi aussi, je me demandais ce que
j'allais faire de moi !
Il n'y avait pas beaucoup de fantaisie dans notre foyer. Le soir venu, mes parents,
ouvriers, étaient fourbus. Il fallait se coucher tôt. Je disparaissais dans ma chambre
après le repas pour regarder le soleil se coucher, avec ma radio fourrée sous
l'oreiller. J'écoutais l'émission de Max Meynier, Les routiers sont sympas, diffusée
jusqu'à minuit sur RTL. C'étaient des messages d'épouses à leurs maris. Il y avait une
solidarité qui me plaisait dans ce programme. J'imaginais ces conducteurs au volant
sur les autoroutes de France, dans leur cabine remplie de guirlandes
bringuebalantes, qui gigotaient au rythme des nids-de-poule, et je visualisais leur
sourire en entendant les petits mots de leurs femmes à la radio. Évidemment, je
réglais le volume très bas, car il ne fallait pas que mes parents se rendent compte
que je ne dormais pas. Je finissais souvent par être happée par le sommeil avant
d'avoir éteint le poste. Une nuit, je me suis réveillée en sursaut. J'entendais des
cloches. Ce devait être une musique diffusée en boucle sur la radio aux heures où
personne n'était censé écouter. J'ai repensé à l'histoire de la bonne sœur du Carmel.
Je me suis dit : « Ça y est, Dieu va m'appeler ! » J'étais tapie sous mes draps, je
n'osais pas ouvrir les yeux, j'étais persuadée que j'allais assister à une apparition au
pied de mon lit. Ce ne fut jamais le cas, mais je suis restée immobile, pétrifiée toute
la nuit. À la lueur du jour, ma mère m'a appelée, non pas parce que j'étais l'élue,
mais simplement parce que j'allais être en retard au collège.
Sous mon édredon, j'étais bien, je rêvassais. On ne m'a jamais lu beaucoup
d'histoires le soir, alors je m'en inventais. Ma mère était plus adepte des prières
avant de se coucher que des contes pour enfants. Mon père était un peu plus
fantaisiste. Quand je rentrais de l'école, je m'accoudais au châssis de la fenêtre de
ma chambre et on causait pendant qu'il arrosait son jardin. Jusqu'à ce que ma mère
rentre du travail et batte le rappel dans la maison. J'adorais suivre les conversations
des adultes. Je regardais les émissions politiques avec mon père, qui était agent de
maîtrise dan
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